LES REGRETS ET AVTRES OEVVRES POETIQVES DE IOACH. DV BELLAY ANG.
πᾶν δένδρον ἀγαθὸν καρποὺς καλοὺς ποιεῖ
A PARIS,
De l'imprimerie de Federic Morel, rue S. Jan de Beauvais, au franc Meurier.
M.D.LVIIII.
AVEC PRIVILEGE DU ROY.
AD LECTOREM.
Quem, lector, tibi nunc damus libellum,
Hic felliſque ſimul, ſimúlque mellis,
Permixtúmque ſalis refert ſaporem.
Si gratum quid erit tuo palato,
Huc conuiua ueni: tibi hæc parata est
Cœna. ſin minus, hinc faceſſe, quæſo:
Ad hanc te uolui haud uocare cœnam.
CeA A) Notez bien, que cette traduction ne se trouve pas dans l'édition imprimée. petite livre que nous t’offrons aujourd’hui, lecteur, sa saveur est à la fois celle du fiel et du miel, au sel mêlés. S’il doit être agréable à ton palais, viens ici en convive : le repas a été préparé pour toi. S’il te déplaît, éloigne-toi, je te prie : c’est que le repas ne t’était pas destiné.
❦
A MONSIEUR D’AVANSON CONSEILLER DV ROY EN SON PRIVE CONSEIL.
Si ie n’ay plus la faueur de la Muſe,
Et ſi mes uers ſe trouuent imparfaits,
Le lieu, le temps, l’aage ou ie les ay faits,
Et mes ennuis leur ſeruiront d’excuſe.
I’eſtois à Rome au milieu de la guerre,
Sortant deſia de l’aage plus diſpos,
A mes trauaux cerchant quelque repos,
Non pour louange ou pour faueur acquerre.
Ainſi uoid-on celuy qui ſur la plaine
Picque le bœuf ou trauaille au rampart,
Se reſiouir, & d’un uers fait ſans art
S’eſuertuer au trauail de ſa peine.
Celuy außi, qui deſſus la galere
Fait eſcumer les flots à l’enuiron,
Ses triſtes chants accorde à l’auiron,
Pour eſprouuer la rame plus legère.
On dit qu’Achille, en remaſchant ſon ire,
De tels plaiſirs ſouloit ſ’entretenir,
Pour addoulcir le triſte ſouuenir
De ſa maiſtreſſe, aux fredons de ſa lyre.
Ainſi flattoit le regret de la ſienne
Perdue, helas, pour la ſeconde fois,
Cil qui iadis aux rochers & aux bois
Faiſoit ouir ſa harpe Thracienne.
La Muſe ainſi me fait ſur ce riuage,
Ou ie languis banny de ma maiſon,
Paſſer l’ennuy de la triſte ſaiſon,
Seule compaigne à mon ſi long uoyage.
La Muſe ſeule au milieu des alarmes
Eſt aſſeuree, & ne palliſt de peur:
La Muſe ſeule au milieu du labeur
Flatte la peine & deſſeiche les larmes.
D’elle ie tiens le repos & la uie,
D’elle i’apprens à n’eſtre ambitieux,
D’elle ie tiens les ſaincts preſens des Dieux,
Et le meſpris de fortune & d’enuie.
Außi ſçait-elle, ayant des mon enfance
Touſiours guide le cours de mon plaiſir,
Que le deuoir, non l’auare deſir,
Si longuement me tient loin de la France.
Ie uoudrois bien (car pour ſuiure la Muſe
I’ay ſur mon doz chargé la pauureté)
Ne m’eſtre au trac des neuf Sœurs arreſté,
Pour aller uoir la ſource de Meduſe.
Mais que feray-ie à fin d’eſchapper d’elles?
Leur chant flatteur a trompé mes eſprits,
Et les appaz aux quels elles m’ont pris
D’un doux lien ont englué mes ailes.
Non autrement que d’une doulce force
D’Vlyſſe eſtoyent les compagnons liez,
Et, ſans penſer aux trauaux oubliez
Aymoyent le fruict qui leur ſeruoit d’amorce.
Celuy qui a de l’amoureux breuuage
Gouſté mal ſain, le poiſon doux-amer,
Cognoit ſon mal, & contraint de l’aymer,
Suit le lien qui le tient en ſeruage.
Pour ce me plaiſt la doulce poëſie,
Et le doulx traict par qui ie fus bleßé:
Des le berceau la Muſe m’a laißé
Ceſt aiguillon dedans la fantaiſie.
Ie ſuis content qu’on appelle folie
De noz eſprits la ſaincte deité,
Mais ce n’eſt pas ſans quelque utilité
Que telle erreur ſi doulcement nous lie.
Elle esblouit les yeux de la penſee
Pour quelquefois ne uoir noſtre malheur,
Et d’un doulx charme enchante la douleur
Dont nuict & iour noſtre ame eſt offenſee.
Ainſi encor’ la uineuſe preſtreſſe,
Qui de ſes criz Ide ua rempliſſant,
Ne ſent le coup du thyrſe la bleſſant,
Et ie ne ſens le malheur qui me preſſe.
Quelqu’un dira: de quoy ſeruent ſes plainctes?
Comme de l’arbre on uoit naistre le fruict,
Ainſi les fruicts que la douleur produict,
Sont les ſouſpirs & les larmes non feinctes.
De quelque mal un chacun ſe lamente,
Mais les moyens de plaindre ſont diuers:
I’ay, quant à moy, choiſi celuy des uers
Pour deſaigrir l’ennuy qui me tourmente.
Et c’eſt pourquoy d’une doulce ſatyre
Entremeſlant les eſpines aux fleurs,
Pour ne faſcher le monde de mes pleurs,
I’appreſte ici le plus ſouuent à rire.
Or ſi mes uers meritent qu’on les louë,
Ou qu’on les blaſme, à uous ſeul entre tous
Ie m’en rapporte ici: car c’eſt à uous,
A uous, Seigneur, à qui ſeul ie les uouë:
Comme celuy qui auec la ſageſſe
Auez conioint le droit & l’ȩquité,
Et qui portez de toute antiquité
Ioint à uertu le tiltre de nobleſſe:
Ne dedaignant, comme eſtoit la couſtume,
Le long habit, lequel uous honnorez,
Comme celuy qui ſage n’ignorez
De combien ſert le conſeil & la plume.
Ce fut pourquoy ce ſage & uaillant Prince,
Vous honnorant du nom d’Ambaſſadeur,
Sur uoſtre doz deſchargea ſa grandeur,
Pour la porter en eſtrange prouince:
Recompenſant d’un eſtat honnorable
Voſtre ſeruice, & teſmoignant aſſez
Par le loyer de uos trauaux paſſez,
Combien luy eſt tel ſeruice aggreable.
Qu’autant uous ſoit aggreable mon liure,
Que de bon cueur ie le uous offre icy:
Du meſdiſant i’auray peu de ſoucy
Et ſeray ſeur à tout iamais de uiure.
❦
A SON LIVRE
Mon liure (& ie ne ſuis ſur ton aiſe enuieux),
Tu t’en iras ſans moy uoir la Court de mon prince.
He chetif que ie ſuis, combien en gré ie prinſſe,
Qu’un heur pareil au tien fuſt permis à mes yeux!
Là ſi quelqu’un uers toy ſe monſtre gracieux,
Souhaite luy qu’il uiue heureux en ſa prouince:
Mais ſi quelque malin obliquement te pince,
Souhaite luy tes pleurs, & mon mal ennuyeux.
Souhaite luy encor’ qu’il face un long uoyage,
Et bien qu’il ait de ueüe elongné ſon meſnage,
Que ſon cueur, ou qu’il uoiſe, y ſoit touſiours preſent.
Souhaite qu’il uieilliſſe en longue ſeruitude,
Qu’il n’eſprouue a la fin que toute ingratitude,
Et qu’on mange ſon bien pendant qu’il est abſent.
1
Ie ne ueulx point fouiller au ſein de la nature,
Ie ne ueulx point cercher l’eſprit de l’vniuers,
Ie ne ueulx point ſonder les abyſmes couuers,
N’y deſſigner du ciel la belle architecture.
Ie ne peins mes tableaux de ſi riche peinture,
Et ſi hauts argumens ne recerche à mes uers:
Mais ſuiuant de ce lieu les accidens diuers,
Soit de bien, ſoit de mal, i’eſcris à l’aduenture.
Ie me plains à mes uers, ſi i’ay quelque regret,
Ie me ris auec eux, ie leur di mon ſecret,
Comme eſtans de mon cœur les plus ſeurs ſecretaires.
Außi ne ueulx-ie tant les peigner & friſer,
Et de plus braues noms ne les ueulx deſguiſer,
Que de papiers iournaux, ou bien de commentaires.
2
Vn plus ſçauant que moy (Paſchal) ira ſonger
Aueſques l’Aſcrean deſſus la double cyme:
Et pour eſtre de ceulx dont on fait plus d’eſtime,
Dedans l’onde au cheual tout nud ſ’ira plonger.
Quant à moy, ie ne ueulx, pour un uers allonger,
M’accourcir le cerueau: ny pour polir ma ryme,
Me conſumer l’eſprit d’une ſoigneuſe lime,
Frapper deſſus ma table, ou mes ongles ronger.
Außi ueulx-ie (Paſchal) que ce que ie compoſe
Soit une proſe en ryme, ou une ryme en proſe,
Et ne ueulx pour cela le laurier meriter.
Et peult eſtre que tel ſe penſe bien habile,
Qui trouuant de mes uers la ryme ſi facile,
En uain trauaillera, me uoulant imiter.
3
N’eſtant, comme ie ſuis, encor' exercite
Par tant & tant de maux au ieu de la Fortune,
Ie ſuiuois d’Apollon la trace non commune,
D’une ſaincte fureur ſainctement agité.
Ores ne ſentant plus ceſte diuinité,
Mais picqué du ſouci qui faſcheux m’importune,
Vne adreſſe i’ay pris beaucoup plus opportune
A qui ſe ſent forcé de la neceßite.
Et c’eſt pourquoy (Seigneur) ayant perdu la trace
Que ſuit uoſtre Ronſard par les champs de la Grace,
Ie m’adreſſe ou ie uoy le chemin plus batu:
Ne me baſtant le cœur, la force, ni l’haleine,
De ſuiure, comme luy, par ſueur & par peine,
Ce penible ſentier qui meine à la uertu.
4
Ie ne ueulx feuilleter les exemplaires Grecs,
Ie ne ueulx retracer les beaux traits d’un Horace,
Et moins ueulx-ie imiter d’un Petrarque la grace,
Ou la uoix d’un Ronſard pour chanter mes regrets.
Ceulx qui ſont de Phœbus urais poëtes ſacrez,
Animeront leurs uers d’une plus grand’ audace:
Moy, qui ſuis agite d’une fureur plus baſſe,
Ie n’entre ſi auant en ſi profonds ſecretz.
Ie me contenteray de ſimplement eſcrire
Ce que la paſsion ſeulement me fait dire,
Sans recercher ailleurs plus graues argumens.
Außi n’ay-ie entrepris d’imiter en ce liure
Ceulx qui par leurs eſcrits ſe uantent de reuiure,
Et ſe tirer tout uifz dehors des monuments.
5
Ceulx qui ſont amoureux, leurs amours chanteront,
Ceulx qui ayment l’honneur, chanteront de la gloire,
Ceulx qui ſont pres du Roy, publieront ſa uictoire,
Ceulx qui ſont courtiſans, leurs faueurs uanteront,
Ceulx qui ayment les arts, les ſciences diront,
Ceulx qui ſont uertueux, pour tels ſe feront croire,
Ceulx qui ayment le uin, deuiſeront de boire,
Ceulx qui ſont de loiſir, de fables eſcriront,
Ceulx qui ſont meſdiſans, ſe plairont à meſdire,
Ceulx qui ſont moins faſcheux, diront des mots pour rire,
Ceulx qui ſont plus uaillans, uanteront leur ualeur,
Ceulx qui ſe plaiſent trop, chanteront leur louange,
Ceulx qui ueulent flater, feront d’un diable un ange,
Moy, qui ſuis malheureux, ie plaindray mon malheur.
6
Las, ou est maintenant ce meſpris de Fortune?
Où est ce cœur uainqueur de toute aduerſité,
Cest honneſte deſir de l’immortalité,
Et ceſte honneſte flamme au peuple non commune?
Ou ſont ces doulx plaiſirs, qu’au ſoir ſous la nuict brune
Les Muſes me donnoient, alors qu’en liberté
Deſſus le uerd tapy d’un riuage eſcarté
Ie les menois danſer aux rayons de la Lune?
Maintenant la Fortune eſt maiſtreſſe de moy,
Et mon cœur qui ſouloit eſtre maiſtre de ſoy,
Est ſerf de mille maux & regrets qui m’ennuyent.
De la poſterité ie n’ay plus de ſouci,
Ceſte diuine ardeur, ie ne l’ay plus außi,
Et les Muſes de moy, comme eſtranges, ſ’enfuyent.
7
Ce pendant que la Court mes ouurages liſoit,
Et que la ſœur du Roy, l’unique Marguerite,
Me faiſant plus d’honneur que n’eſtoit mon merite,
De ſon bel œil diuin mes uers fauoriſoit,
Vne fureur d’eſprit au ciel me conduiſoit
D’une aile qui la mort & les ſiecles euite,
Et le docte troppeau qui ſur Parnaſſe habite,
De ſon feu plus diuin mon ardeur attiſoit.
Ores ie ſuis muet, comme on uoid la Prophete,
Ne ſentant plus le Dieu, qui la tenoit ſuiette,
Perdre ſoudainement la fureur & la uoix.
Et qui ne prend plaiſir qu’un Prince luy commande?
L’honneur nourrit les arts, & la Muſe demande
Le theatre du peuple & la faueur des Roys.
8
Ne t’esbahis (Ronſard) la moitié de mon ame,
Si de ton Dubellay France ne lit plus rien,
Et ſi aueques l’air du ciel Italien
Il n’a humé l’ardeur que l’Italie enflamme.
Le ſainct rayon qui part des beaux yeux de ta dame,
Et la ſaincte faueur de ton Prince & du mien,
Cela (Ronſard) cela, cela merite bien
De t’échauffer le cœur d’une ſi uiue flamme.
Mais moy, qui ſuis abſent des raiz de mon Soleil,
Comment puis-ie ſentir échauffement pareil
A celuy qui est près de ſa flamme diuine?
Les coſtaux ſoleillez de pampre ſont couuers,
Mais des Hyperborez les eternels hyuers
Ne portent que le froid, la neige, & la bruine.
9
France, mere des arts, des armes & des loix,
Tu m’as nourry long temps du laict de ta mammelle:
Ores, comme un aigneau qui ſa nourrice appelle,
Ie remplis de ton nom les antres & les bois.
Si tu m’as pour enfant aduoué quelquefois,
Que ne me reſpons-tu maintenant, ô cruelle?
France, France, reſpons à ma triſte querelle:
Mais nul, ſinon Echo, ne reſpond à ma uoix.
Entre les loups cruels i’erre parmi la plaine,
Ie ſens uenir l’hyuer, de qui la froide haleine
D’une tremblante horreur fait heriſſer ma peau.
Las, tes autres aigneaux n’ont faute de paſture,
Ils ne craignent le loup, le uent, ni la froidure:
Si ne ſuis-ie pourtant le pire du troppeau.
10
Ce n’eſt le fleuue Thuſque au ſuperbe riuage,
Ce n’eſt l’air des Latins ni le mont Palatin,
Qui ores (mon Ronſard) me fait parler Latin,
Changeant à l’eſtranger mon naturel langage.
C’est l’ennuy de me uoir trois ans, & d'auantage,
Ainſi qu’un Promethé, cloué ſur l’Auentin,
Ou l’eſpoir miſerable & mon cruel deſtin,
Non le ioug amoureux, me detient en ſeruage.
Et quoy (Ronſard) & quoy, ſi au bord eſtranger
Ouide oſa ſa langue en barbare changer
Afin d’eſtre entendu, qui me pourra reprendre
D’un change plus heureux? nul, puiſque le François,
Quoy qu’au Grec & Romain egalé tu te ſois,
Au riuage Latin ne ſe peult faire entendre.
11
Bien qu’aux arts d’Apollon le uulgaire n’aſpire,
Bien que de telz treſors l’auarice n’ait ſoing,
Bien que de telz harnois le ſoldat n’ait beſoing,
Bien que l’ambition telz honneurs ne deſire:
Bien que ce ſoit aux grands un argument de rire,
Bien que les plus ruſez ſ’en tiennent le plus loing,
Et bien que Dubellay ſoit ſuffiſant teſmoing,
Combien est peu priſé le meſtier de la lyre:
Bien qu’un art ſans profit ne plaiſe au courtiſan,
Bien qu’on ne paye en uers l’œuure d’un artiſan,
Bien que la Muſe ſoit de pauureté ſuyuie,
Si ne ueulx-ie pourtant delaiſſer de chanter,
Puis que le ſeul chant peult mes ennuis enchanter,
Et qu’aux Muſes ie doy bien ſix ans de ma uie.
12
Veu le ſoing meſnager, dont trauaillé ie ſuis,
Veu l’importun ſouci, qui ſans fin me tormente,
Et ueu tant de regrets, deſquelz ie me lamente,
Tu t’esbahis ſouuent comment chanter ie puis.
Ie ne chante (Magny) ie pleure mes ennuis,
Ou, pour le dire mieulx, en pleurant ie les chante.
Si bien qu’en les chantant, ſouuent ie les enchante,
Voila pourquoi (Magny) ie chante iours & nuicts.
Ainſi chante l’ouurier en faiſant ſon ouurage,
Ainſi le laboureur faiſant ſon labourage,
Ainſi le pelerin regrettant ſa maiſon,
Ainſi l’auanturier en ſongeant à ſa dame,
Ainſi le marinier en tirant à la rame,
Ainſi le priſonnier maudiſſant ſa priſon.
13
Maintenant ie pardonne à la doulce fureur,
Qui m’a fait conſumer le meilleur de mon aage,
Sans tirer autre fruict de mon ingrat ouurage,
Que le uain paſſe-temps d’une ſi longue erreur.
Maintenant ie pardonne à ce plaiſant labeur,
Puiſque ſeul il endort le ſouci qui m’oultrage,
Et puis que ſeul il fait qu’au milieu de l’orage
Ainſi qu’auparauant ie ne tremble de peur.
Si les uers ont eſté l’abus de ma ieuneſſe,
Les uers ſeront außi l’appuy de ma uieilleſſe:
S’ils furent ma folie, ils ſeront ma raiſon,
S’ils furent ma bleſſure, ils ſeront mon Achille,
S’ils furent mon uenin, le ſcorpion utile,
Qui ſera de mon mal la ſeule guariſon.
14
Si l’importunité d’un crediteur me faſche,
Les uers m’oſtent l’ennuy du faſcheux crediteur:
Et ſi ie ſuis faſché d’un faſcheux ſeruiteur,
Deſſus les uers (Boucher) ſoudain ie me desfaſche.
Si quelqu’un deſſus moy ſa cholere deſlaſche,
Sur les uers ie uomis le uenin de mon cœur:
Et ſi mon foible eſprit eſt recreu du labeur,
Les uers font que plus frais ie retourne à ma taſche.
Les uers chaſſent de moy la molle oiſiueté,
Les uers me font aymer la doulce liberté,
Les uers chantent pour moi ce que dire ie n’oſe.
Si donc i’en recueillis tant de profits diuers,
Demandes-tu (Boucher) dequoy ſeruent les uers,
Et quel bien ie reçoy de ceulx que ie compoſe?
15
Panias, ueulx-tu ſçauoir quels ſont mes paſſetemps?
Ie ſonge au lendemain, i’ay ſoing de la deſpenſe
Qui ſe fait chacun iour, & ſi fault que ie penſe
A rendre ſans argent cent crediteurs contents.
Ie uais, ie uiens, ie cours, ie ne perds point le temps,
Ie courtiſe un banquier, ie prens argent d’auance:
Quand i’ay deſpeſché l’un, un autre recommence,
Et ne fais pas le quart de ce que ie pretends.
Qui me preſente un compte, une lettre, un memoire,
Qui me dit que demain eſt iour de conſiſtoire,
Qui me rompt le cerueau de cent propos diuers:
Qui ſe plaint, qui ſe deult, qui murmure, qui crie,
Auecques tout cela, dy (Panjas) ie te prie,
Ne t’esbahis-tu point comment ie fais des uers?
16
Cependant que Magny ſuit ſon grand Auanſon,
Panjas ſon Cardinal, & moy le mien encore,
Et que l’eſpoir flateur, qui noz beaux ans deuore,
Appaſte nos deſirs d’un friand hameſſon,
Tu courtiſes les Roys, & d’un plus heureux ſon
Chantant l’heur de Henry, qui ſon ſiecle decore,
Tu t’honores toy meſme, & celuy qui honore
L’honneur que tu luy fais par ta docte chanſon.
Las, & nous ce pendant nous conſumons noſtre aage
Sur le bord inconnu d’un eſtrange riuage,
Ou le malheur nous fait ces triſtes uers chanter,
Comme on uoid quelquefois quand la mort les appelle,
Arrangez flanc à flanc parmy l’herbe nouuelle,
Bien loing ſur un eſtang trois cygnes lamenter.
17
Apres auoir longtemps erré ſur le riuage,
Ou l’on uoit lamenter tant de chetifs de Court,
Tu as attaint le bord ou tout le monde court,
Fuyant de pauureté le penible ſeruage.
Nous autres cependant, le long de ceſte plage,
En uain tendons les mains uers le Nautonnier ſourd,
Qui nous chaſſe bien loin: car, pour le faire court,
Nous n’auons un quatrin pour payer le naulage.
Ainſi donc tu iouys du repos bienheureux,
Et comme font là bas ces doctes amoureux,
Bien auant dans un bois te perds auec ta dame.
Tu bois le long oubly de tes trauaux paſſez,
Sans plus penſer en ceulx que tu as delaiſſez,
Criant deſſus le port, ou tirant à la rame.
18
Si tu ne ſçais (Morel) ce que ie fais ici,
Ie ne fais pas l’amour, ny autre tel ouurage:
Ie courtiſe mon maiſtre, & ſi fais d'auantage,
Ayant de ſa maiſon le principal ſouci.
Mon Dieu (ce diras-tu), quel miracle est-ce cy,
Que de uoir Dubellay ſe meſler du meſnage,
Et compoſer des uers en un autre langage!
Les loups & les aigneaux ſ’accordent tout ainſi.
Voilà que c’est (Morel) la doulce poëſie
M’accompagne par tout, ſans qu’autre fantaſie
En ſi plaiſant labeur me puiſſe rendre oiſif.
Mais tu me reſpondras: Donne, ſi tu es ſage,
De bonne heure congé au cheual qui est d’aage,
De peur qu’il ne ſ’empire, & deuienne poußif.
19
Ce pendant que tu dis ta Caſſandre diuine,
Les louanges du Roy, & l’heritier d’Hector,
Et ce Montmorency, noſtre François Nestor,
Et que de ſa faueur Henry t’estime digne:
Ie me pourmene ſeul ſur la riue Latine,
La France regrettant, & regrettant encor
Mes antiques amis, mon plus riche treſor,
Et le plaiſant ſeiour de ma terre Angeuine.
Ie regrette les bois, & les champs blondiſſans,
Les uignes, les iardins, & les prez uerdiſſans,
Que mon fleuue trauerſe: ici pour recompenſe
Ne uoyant que l’orgueil de ces monceaux pierreux,
Ou me tient attaché d’un eſpoir malheureux,
Ce que poſſede moins celuy qui plus y penſe.
20
Heureux, de qui la mort de ſa gloire est ſuyuie,
Et plus heureux celuy, dont l’immortalité
Ne prend commencement de la poſterité,
Mais deuant que la mort ait ſon ame rauie.
Tu iouys (mon Ronſard) meſmes durant ta uie,
De l’immortel honneur que tu as merité:
Et deuant que mourir (rare felicité)
Ton heureuſe uertu triomphe de l’enuie.
Courage donc (Ronſard), la uictoire est à toy,
Puis que de ton coſté eſt la faueur du Roy:
Ia du laurier uainqueur tes temples ſe couronnent,
Et ia la tourbe eſpeſſe à l’entour de ton flanc
Reſſemble ces eſprits, qui là bas enuironnent
Le grand preſtre de Thrace au long ſourpely blanc.
21
Comte, qui ne fis onc compte de la grandeur,
Ton Dubellay n’eſt plus. ce n’eſt plus qu’une ſouche,
Qui deſſus un ruiſſeau d’un doz courbé ſe couche,
Et n’a plus rien de uif, qu’un petit de uerdeur.
Si i’eſcry quelquefois, ie n’eſcry point d’ardeur,
I’eſcry naïuement tout ce qu’au cœur me touche,
Soit de bien, ſoit de mal, comme il uient à la bouche,
En un ſtile außi lent que lente eſt ma froideur.
Vous autres ce pendant peintres de la nature,
Dont l’art n’eſt pas enclos dans une protraiture
Contrefaites des uieux les ouurages plus beaux.
Quant à moy, ie n’aſpire à ſi haulte louange,
Et ne ſont mes protraits aupres de uoz tableaux
Non plus qu’eſt un Ianet aupres d’un Michelange.
22
Ores, plus que iamais, me plaiſt d’aimer la Muſe,
Soit qu’en François i’eſcriue, ou langage Romain,
Puis que le iugement d’un Prince tant humain,
De ſi grande faueur enuers les lettres uſe.
Donq le ſacré mestier ou ton eſprit ſ’amuſe,
Ne ſera deſormais un exercice uain,
Et le tardif labeur que nous promet ta main,
Deſormais pour Francus n’aura plus nulle excuſe.
Ce pendant (mon Ronſard) pour tromper mes ennuys,
Et non pour m’enrichir, ie ſuiuray, ſi ie puis,
Les plus humbles chanſons de ta Muſe laſſee.
Außi chaſcun n’a pas merité que d’un Roy
La liberalité luy face, comme à toy,
Ou ſon archet doré, ou ſa lyre croſſee.
23
Ne lira-lon iamais que ce Dieu rigoureux?
Iamais ne lira-lon que ceſte Idalienne?
Ne uoira-lon iamais Mars ſans la Cypriene?
Iamais ne uoira-lon que Ronſard amoureux?
Retiſtra-lon touſiours, d’un tour laborieux,
Ceſte toile, argument d’une ſi longue peine?
Reuoira-lon touſiours Oreſte ſur la ſcène?
Sera touſiours Roland par amour furieux?
Ton Francus, ce pendant, a beau haulſer les uoiles,
Dreſſer le gouuernail, eſpier les eſtoiles,
Pour aller ou il deuſt eſtre ancré deſormais:
Il a le uent à gré, il eſt en equippage,
Il eſt encor pourtant ſur le Troyen riuage,
Außi croy-ie (Ronſard) qu’il n’en partit iamais.
24
Qu’heureux tu es (Baïf), heureux & plus qu’heureux,
De ne ſuiure abuſé ceſte aueugle Deeſſe,
Qui d’un tour inconſtant & nous haulſe & nous baiſſe,
Mais ceſt aueugle enfant qui nous fait amoureux!
Tu n’eſprouues (Baïf) d’un maistre rigoureux
Le ſeuere ſourcy: mais la doulce rudeſſe
D’une belle, courtoiſe, & gentile maiſtreſſe,
Qui fait languir ton cœur doulcement langoureux.
Moi chetif ce pendant loing des yeux de mon Prince,
Ie uieillis malheureux en eſtrange prouince,
Fuyant la pauureté: mais las, ne fuyant pas
Les regrets, les ennuis, le trauail & la peine,
Le tardif repentir d’une eſperance uaine,
Et l’importun ſouci, qui me ſuit pas à pas.
25
Malheureux l’an, le mois, le iour, l’heure, & le poinct,
Et malheureuſe ſoit la flatteuſe eſperance,
Quand pour uenir icy i’abandonnay la France:
La France, & mon Aniou dont le deſir me poingt.
Vrayment d’un bon oiſeau guidé ie ne fus point,
Et mon cœur me donnoit aſſez ſignifiance,
Que le ciel eſtoit plein de mauuaiſe influence,
Et que Mars eſtoit lors à Saturne conioint.
Cent fois le bon aduis lors m’en uoulut diſtraire,
Mais touſiours le deſtin me tiroit au contraire:
Et ſi mon deſir n’eust aueuglé ma raiſon,
N’eſtoit-ce pas aſſez pour rompre mon uoyage,
Quand ſur le ſeuil de l’huis, d’un ſinistre preſage,
Ie me bleſſay le pied ſortant de ma maiſon?
26
Si celuy qui ſ’appreſte à faire un long uoyage,
Doit croire ceſtuy là qui a ia uoyagé,
Et qui des flots marins longuement oultragé,
Tout moite & degoutant ſ’eſt ſauué du naufrage,
Tu me croiras (Ronſard) bien que tu ſois plus ſage,
Et quelque peu encor (ce croy-ie) plus aagé,
Puis que i’ay deuant toy en ceſte mer nagé,
Et que deſia ma nef deſcouure le riuage.
Donques ie t’aduertis, que ceſte mer Romaine
De dangereux eſcueils & de bancs toute pleine
Cache mille perils, & qu’icy bien ſouuent
Trompé du chant pippeur des monſtres de Sicile,
Pour Charybde euiter tu tomberas en Scylle,
Si tu ne ſçais nager d’une uoile à tout uent.
27
Ce n’eſt l’ambition ny le ſoing d’acquerir
Qui m’a fait delaiſſer ma riue paternelle,
Pour uoir ces monts couuers d’une neige eternelle,
Et par mille dangers ma fortune querir.
Le uray honneur, qui n’eſt couſtumier de perir,
Et la urayë uertu, qui ſeule eſt immortelle,
Ont comblé mes deſirs d’une abondance telle,
Qu’un plus grand bien aux dieux ie ne ueulx requerir.
L’honneſte ſeruitude ou mon deuoir me lie,
M’a fait paſſer les monts de France en Italie,
Et demourer trois ans ſur ce bord eſtranger,
Ou ie uy languiſſant. ce ſeul deuoir encore
Me peult faire changer France à l’Inde & au More,
Et le ciel à l’enfer me peult faire changer.
28
Quand ie te dis adieu, pour m’en uenir ici,
Tu me dis (mon Lahaye), il m’en ſouuient encore,
Souuienne toy Bellay de ce que tu es ore,
Et comme tu t’en uas retourne t’en ainſi.
Et tel comme ie uins, ie m’en retourne außi:
Hors mis un repentir qui le cœur me deuore,
Qui me ride le front, qui mon chef decolore,
Et qui me fait plus bas enfoncer le ſourcy.
Ce triſte repentir, qui me ronge, & me lime,
Ne uient (car i’en ſuis net) pour ſentir quelque crime,
Mais pour m’estre trois ans à ce bord arresté:
Et pour m’eſtre abuſé d’une ingrate eſperance,
Qui pour uenir icy trouuer la pauureté,
M’a fait (ſot que ie ſuiſ) abandonner la France.
29
Ie hay plus que la mort un ieune caſanier,
Qui ne ſort iamais hors, ſinon aux iours de feſte,
Et craignant plus le iour qu’une ſauuage beſte,
Se fait en ſa maiſon luy meſmes priſonnier.
Mais ie ne puis aymer un uieillard uoyager,
Qui court deça dela, & iamais ne ſ’arreſte,
Ains des pieds moins leger, que leger de la teſte,
Ne ſeiourne iamais non plus qu’un meſſager.
L’un ſans ſe trauailler en ſeureté demeure,
L’autre qui n’a repos iuſques à tant qu’il meure,
Trauerſe nuict & iour mille lieux dangereux:
L’un paſſe riche & ſot heureuſement ſa uie,
L’autre plus ſouffreteux qu’un pauure qui mendie,
S’acquiert en uoyageant un ſçauoir malheureux.
30
Quiconques (mon Bailleul) fait longuement ſeiour
Soubs un ciel incogneu, & quiconques endure
D’aller de port en port cerchant ſon aduenture,
Et peult uiure eſtranger deſſoubs un autre iour:
Qui peult mettre en oubly de ſes parents l’amour,
L’amour de ſa maiſtreſſe & l’amour que nature
Nous fait porter au lieu de noſtre nourriture,
Et uoyage touſiours ſans penſer au retour:
Il est fils d’un rocher, ou d’une ourſe cruelle,
Et digne que iadis ait ſuccé la mammelle
D’une tygre inhumaine: encor ne uoitdon point
Que les fiers animaux en leurs forts ne retournent,
Et ceulx qui parmy nous domeſtiques ſeiournent,
Touſiours de la maiſon le doulx deſir les poingt.
31
Heureux qui, comme Ulyſſe, a fait un beau uoyage,
Ou comme ceſtuy là qui conquit la toiſon,
Et puis est retourné, plein d’uſage & raiſon,
Viure entre ſes parents le reſte de ſon aage!
Quand reuoiray-ie, helas, de mon petit uillage
Fumer la cheminee, & en quelle ſaiſon
Reuoiray-ie le clos de ma pauure maiſon,
Qui m’eſt une prouince, & beaucoup d’auantage?
Plus me plaiſt le ſeiour qu’ont baſty mes ayeux,
Que des palais Romains le front audacieux;
Plus que le marbre dur me plaiſt l’ardoiſe fine,
Plus mon Loyre Gaulois, que le Tibre Latin,
Plus mon petit Lyré, que le mont Palatin,
Et plus que l’air marin la doulceur Angeuine.
32
Ie me feray ſçauant en la philoſophie,
En la mathematique, & medecine außi:
Ie me feray legiſte, & d’un plus hault ſouci
Apprendray les ſecrets de la theologie:
Du luth & du pinceau i’en esbatray ma uie,
De l’eſcrime & du bal: ie diſcourois ainſi,
Et me uantois en moy d’apprendre tout ceci,
Quand ie changeay la France au ſeiour d’Italie.
O beaux diſcours humains! ie ſuis uenu ſi loing,
Pour m’enrichir d’ennuy, de uieilleſſe, & de ſoing,
Et perdre en uoyageant le meilleur de mon aage.
Ainſi le marinier ſouuent pour tout treſor
Rapporte des harencs en lieu de lingots d’or,
Ayant fait, comme moy, un malheureux uoyage.
33
Que feray-ie, Morel? dy moy, ſi tu l’entends,
Feray-ie encore icy plus longue demeurance,
Ou ſi i’iray reuoir les campaignes de France,
Quand les neiges fondront au Soleil du printemps?
Si ie demeure icy, helas, ie perds mon temps
A me repaiſtre en uain d’une longue eſperance:
Et ſi ie ueulx ailleurs fonder mon aſſeurance,
Ie fraude mon labeur du loyer que i’attens.
Mais fault-il uiure ainſi d’une eſperance uaine?
Mais fault-il perdre ainſi bien trois ans de ma peine?
Ie ne bougeray donc. non, non, ie m’en iray.
Ie demourray pourtant, ſi tu me le conſeilles.
Helas (mon cher Morel) dy moy que ie feray,
Car ie tiens, comme on dit, le loup par les oreilles.
34
Comme le marinier, que le cruel orage
A long temps agité deſſus la haulte mer,
Ayant finablement à force de ramer
Garanty ſon uaiſſeau du danger du naufrage,
Regarde ſur le port, ſans plus craindre la rage
Des uagues ny des uents, les ondes eſcumer:
Et quelqu’autre bien loing, au danger d’abyſmer,
En uain tendre les mains uers le front du riuage:
Ainſi (mon cher Morel) ſur le port arreſté,
Tu regardes la mer, & uois en ſeureté
De mille tourbillons ſon onde renuerſee:
Tu la uois iuſqu’au ciel ſ’eſleuer bien ſouuent,
Et uois ton Dubellay à la mercy du uent
Aßis au gouuernail dans une nef percee.
35
La nef qui longuement a uoyagé (Dillier)
Dedans le ſein du port à la fin on la ſerre,
Et le bœuf qui long temps a renuersé la terre,
Le bouuier à la fin lui oſte le collier:
Le uieux cheual ſe uoid à la fin deſlier
Pour ne perdre l’haleine, ou quelque honte acquerre:
Et pour ſe repoſer du trauail de la guerre,
Se retire à la fin le uieillard cheualier:
Mais moi, qui iuſqu’icy n’ay prouué que la peine,
La peine & le malheur d’une eſperance uaine,
La douleur, le ſoucy, les regrets, les ennuis,
Ie uieillis peu à peu ſur l’onde Auſonienne,
Et ſi n’eſpere point, quelque bien qui m’aduienne,
De ſortir iamais hors des trauaux ou ie ſuis.
36
Depuis que i’ay laißé mon naturel ſeiour,
Pour uenir ou le Tybre aux flots tortuz ondoye,
Le ciel a ueu trois fois par ſon oblique uoye
Recommencer ſon cours la grand'lampe du iour.
Mais i’ay ſi grand deſir de me uoir de retour,
Que ces trois ans me ſont plus qu’un ſiege de Troye,
Tant me tarde (Morel) que Paris ie reuoye,
Et tant le ciel pour moy fait lentement ſon tour.
Il fait ſon tour ſi lent, & me ſemble ſi morne,
Si morne, & ſi peſant, que le froid Capricorne
Ne m’accourcit les iours, ni le Cancre les nuicts.
Voila (mon cher Morel) combien le temps me dure
Loing de France & de toy, & comment la nature
Fait toute choſe longue auecques mes ennuis.
37
C’estoit ores, c’eſtoit qu’à moy ie deuois uiure,
Sans uouloir eſtre plus, que cela que ie ſuis,
Et qu’heureux ie deuois de ce peu que ie puis,
Viure content du bien de la plume, & du liure.
Mais il n’a pleu aux Dieux me permettre de ſuiure
Ma ieune liberté, ni faire que depuis
Ie ueſquiſſe außi franc de trauaux & d’ennuis,
Comme d’ambition i’eſtois franc & deliure.
Il ne leur a pas pleu qu’en ma uieille ſaiſon
Ie ſceuſſe quel bien c’est de uiure en ſa maiſon,
De uiure entre les ſiens ſans crainte & ſans enuie:
Il leur a pleu (helaſ) qu’à ce bord eſtranger
Ie ueiſſe ma franchiſe en priſon ſe changer,
Et la fleur de mes ans en l’hyuer de ma uie.
38
O qu’heureux est celuy qui peult paſſer ſon aage
Entre pareils à ſoy! & qui ſans fiction,
Sans crainte, ſans enuie, & ſans ambition,
Regne paiſiblement en ſon pauure meſnage!
Le miſerable ſoing d’acquérir d'auantage
Ne tyranniſe point ſa libre affection,
Et ſon plus grand deſir, deſir ſans paßion,
Ne ſ’eſtend plus auant que ſon propre heritage.
Il ne ſ’empeſche point des affaires d’autruy,
Son principal eſpoir ne depend que de luy,
Il est ſa court, ſon roy, ſa faueur, & ſon maistre.
Il ne mange ſon bien en païs eſtranger,
Il ne met pour autruy ſa perſonne en danger,
Et plus riche qu’il eſt ne uoudroit iamais eſtre.
39
I’ayme la liberté, & languis en ſeruice,
Ie n’ayme point la Court, & me fault courtiſer,
Ie n’ayme la feintiſe, & me fault deſguiſer,
I’ayme ſimplicité, & n’apprens que malice:
Ie n’adore les biens, & ſers à l’auarice,
Ie n’ayme les honneurs, & me les fault priſer,
Ie ueulx garder ma foy, & me la fault briſer,
Ie cerche la uertu & ne trouue que uice:
Ie cerche le repos, & trouuer ne le puis,
I’embraſſe le plaiſir, & n’eſprouue qu’ennuis,
Ie n’ayme à diſcourir, en raiſon ie me fonde:
I’ay le corps maladif, & me fault uoyager,
Ie ſuis né pour la Muſe, on me fait meſnager:
Ne ſuis-ie pas (Morel) le plus chetif de monde?
40
Vn peu de mer tenoit le grand Dulichien
D’Itaque ſeparé: l’Apennin porte-nue,
Et les monts de Sauoye à la teste chenue
Me tiennent loing de France au bord Auſonien.
Fertile eſt mon ſeiour, ſterile estoit le ſien,
Ie ne ſuis des plus fins, ſa fineſſe eſt cogneue:
Les ſiens gardans ſon bien attendoient ſa uenuë,
Mais nul en m’attendant ne me garde le mien.
Pallas ſa guide eſtoit, ie uays à l’auenture,
Il fut dur au trauail, moy tendre de nature:
A la fin il ancra ſa nauire à ſon port,
Ie ne ſuis aſſeuré de retourner en France:
Il feit de ſes haineux une belle uengeance,
Pour me uenger des miens ie ne ſuis aſſez fort.
41
N’eſtant de mes ennuis la fortune aſſouuie,
Afin que ie deuinſſe à moy-meſme odieux,
M’oſta de mes amis celuy que i’aymois mieux,
Et ſans qui ie n’auois de uiure nulle enuie.
Donc l’eternelle nuict a ta clarté rauie,
Et ie ne t’ay ſuiuy parmy ces obſcurs lieux!
Toi, qui m’as plus aymé que ta uie & tes yeux,
Toy, que i’ay plus aymé que mes yeux & ma uie.
Helas, cher compaignon, que ne puis-ie eſtre encor
Le frere de Pollux, toi celui de Caſtor,
Puis que noſtre amitié fut plus que fraternelle?
Reçoy donques ces pleurs pour gage de ma foy,
Et ces uers qui rendront, ſi ie ne me deçoy,
De ſi rare amitié la memoire eternelle.
42
C’eſt ores, mon Vineus, mon cher Vineus, c’eſt ore
Que de tous les chetifs le plus chetif ie ſuis,
Et que ce que i’eſtois, plus eſtre ie ne puis,
Ayant perdu mon temps, & ma ieuneſſe encore.
La pauureté me ſuit, le ſouci me deuore,
Triſtes me ſont les iours, & plus triſtes les nuicts:
O que ie ſuis comblé de regrets & d’ennuis!
Pleuſt à Dieu que ie fuſſe un Paſquin ou Marphore,
Ie n’aurois ſentiment du malheur qui me poingt:
Ma plume ſeroit libre, & ſi ne craindrois point
Qu’un plus grand contre moy peuſt exercer ſon ire.
Aſſeure toy, Vineus, que celuy ſeul eſt Roy,
A qui meſmes les Rois ne peuuent donner loy,
Et qui peult d’un chacun à ſon plaiſir eſcrire.
43
Ie ne commis iamais fraude, ne malefice,
Ie ne doutay iamais des poincts de noſtre foy,
Ie n’ay point uiolé l’ordonnance du Roy,
Et n’ay point eſprouué la rigueur de iuſtice:
I’ay fait à mon ſeigneur fidelement ſeruice,
Ie fais pour mes amis ce que ie puis & doy,
Et croy que iuſqu’ici nul ne ſe plaint de moy,
Que uers luy, i’aye fait quelque mauuais office.
Voila ce que ie ſuis. & toutefois, Vineus,
Comme un qui eſt aux Dieux & aux hommes haineux
Le malheur me pourſuit & touſiours m’importune:
Mais i’ay ce beau confort en mon aduerſité,
C’eſt qu’on dit que ie n’ay ce malheur merité,
Et que digne ie ſuis de meilleure fortune.
44
Si pour auoir paßé ſans crime ſa ieuneſſe,
Si pour n’auoir d’uſure enrichy ſa maiſon,
Si pour n’auoir commis homicide ou traïſon,
Si pour n’auoir usé de mauuaiſe fineſſe,
Si pour n’auoir iamais uiolé ſa promeſſe,
On ſe doit reſiouir en l’arriere ſaiſon,
Ie dois à l’aduenir, ſi i’ay quelque raiſon,
D’un grand contentement conſoler ma uieilleſſe.
Ie me conſole donc en mon aduerſité,
Ne requerant aux Dieux plus grand' felicité,
Que de pouuoir durer en ceſte patience.
O Dieux, ſi uous auez quelque ſouci de nous,
Ottroyez moy ce don, que i’eſpere de uous,
Et pour uoſtre pitié, & pour mon innocence.
45
O maraſtre Nature (& maraſtre es-tu bien,
De ne m’auoir plus ſage ou plus heureux fait naiſtre),
Pourquoy ne m’as-tu fait de moy-meſme le maiſtre,
Pour ſuiure ma raiſon, & uiure du tout mien?
Ie uoy les deux chemins, & ce mal, & de bien:
Ie ſçay que la uertu m’appelle à la main dextre,
Et toutefois il fault que ie tourne à ſeneſtre,
Pour ſuiure un traiſtre eſpoir, qui m’a fait du tout ſien.
Et quel profit en ai-ie? ô belle récompenſe!
Ie me ſuis conſumé d’une uaine deſpenſe,
Et n’ay fait autre acqueſt que de mal & d’ennuy.
L’eſtranger recueillit le fruict de mon ſeruice,
Ie trauaille mon corps d’un indigne exercice,
Et porte ſur mon front la uergongne d’autruy.
46
Si par peine, & ſueur, & par fidelité,
Par humble ſeruitude, & longue patience,
Employer corps, & biens, eſprit, & conſcience,
Et du tout meſpriſer ſa propre utilité,
Si pour n’auoir iamais par importunité
Demandé benefice, ou autre recompenſe,
On ſe doit enrichir, i’auray (comme ie penſe)
Quelque bien à la fin, car ie l’ay merité.
Mais ſi par larrecin aduancé l’on doit eſtre,
Par mentir, par flatter, par abuſer ſon maiſtre,
Et pis que tout cela faire encor bien ſouuent:
Ie cognois que ie ſeme au riuage infertile,
Que ie ueulx cribler l’eau, & que ie bats le uent,
Et que ie ſuis (Vineus) ſeruiteur inutile.
47
Si onques de pitié ton ame fut atteinte,
Voyant indignement ton amy tourmenté,
Et ſi onques tes yeux ont experimenté
Les poignans eſguillons d’une douleur non feinte,
Voy la mienne en ces uers ſans artifice peinte,
Comme ſans artifice est ma ſimplicité:
Et ſi pour moy tu n’es à pleurer incité,
Ne te ry pour le moins des ſoupirs de ma plainte.
Ainſi (mon cher Vineus) iamais ne puiſſes-tu
Eſprouuer les regrets qu’eſprouue une uertu,
Qui ſe uoit defrauder du loyer de ſa peine:
Ainſi l’œil de ton Roy fauorable te ſoit,
Et ce qui des plus fins l’eſperance deçoit,
N’abuſe ta bonté d’une promeſſe uaine.
48
O combien est heureux, qui n’eſt contraint de feindre
Ce que la uerité le contraint de penſer,
Et à qui le reſpect d’un qu’on n’oſe offenſer,
Ne peult la liberté de ſa plume contraindre!
Las, pourquoy de ce nœu ſens-ie la mienne eſtreindre,
Quand mes iuſtes regrets ie cuide commencer?
Et pourquoy ne ſe peult mon ame diſpenſer
De ne ſentir ſon mal, ou de ſ’en pouuoir plaindre?
On me donne la geine, & ſi n’oſe crier,
On me uoid tourmenter, & ſi n’oſe prier
Qu’on ait pitié de moy. ô peine trop ſuiette!
Il n’est feu ſi ardent, qu’un feu qui eſt enclos,
Il n’est ſi faſcheux mal, qu’un mal qui tient à l’os,
Et n’est ſi grand' douleur qu’une douleur muette.
49
Si apres quarante ans de fidele ſeruice,
Que celuy que ie ſers, a fait en diuers lieux,
Employant, liberal, tout ſon plus & ſon mieux
Aux affaires qui ſont de plus digne exercice,
D’un haineux eſtranger l’enuieuſe malice
Exerce contre luy ſon courage odieux,
Et ſans auoir ſouci des hommes ni des Dieux,
Oppoſe à la uertu l’ignorance & le uice,
Me doy-ie tourmenter, moy, qui ſuis moins que rien,
Si par quelqu’un (peult eſtre) enuieux de mon bien,
Ie ne trouue à mon gré la faueur opportune?
Ie me conſole donc, & en pareille mer,
Voyant mon cher Seigneur au danger d’abyſmer,
Il me plaist de courir une meſme fortune.
50
Sortons (Dilliers), ſortons, faiſons place à l’enuie,
Et fuyons deſormais ce tumulte ciuil,
Puis qu’on y uoid priſer le plus laſche & plus uil,
Et la meilleure part eſtre la moins ſuiuie.
Allons ou la uertu, & le ſort nous conuie,
Deußions nous uoir le Scythe, ou la ſource du Nil,
Et nous donnons plus-toſt un eternel exil,
Que tacher d’un ſeul poinct l’honneur de noſtre uie.
Sus donques, & deuant que le cruel uainqueur
De nous faſſe une fable au uulgaire moqueur,
Banniſſons la uertu d’un exil uolontaire.
Et quoy? ne ſçais-tu pas que le banny Romain,
Bien qu’il fuſt dechaßé de ſon peuple inhumain,
Fut pourtant adoré du barbare courſaire?
51
Mauny, prenons en gré la mauuaiſe fortune,
Puis que nul ne ſe peult de la bonne aſſeurer,
Et que de la mauuaiſe on peult bien eſperer,
Estant ſon naturel de n’estre iamais une.
Le ſage nocher craint la faueur de Neptune,
Sachant que le beau temps long temps ne peult durer:
Et ne uault-il pas mieux quelque orage endurer,
Que d’auoir touſiours peur de la mer importune?
Par la bonne fortune on ſe trouue abuſé,
Par la fortune aduerſe on deuient plus ruſé:
L’une eſteint la uertu, l’autre la fait paroiſtre:
L’une trompe noz yeux d’un uiſage menteur,
L’autre nous fait l’ami cognoiſtre du flatteur,
Et ſi nous fait encor' à nous meſmes cognoiſtre.
52
Si les larmes ſeruoyent de remede au malheur,
Et le pleurer pouuoit la triſteſſe arreſter,
On deuroit (Seigneur mien), les larmes acheter,
Et ne ſe trouueroit rien ſi cher que le pleur.
Mais les pleurs en effect ſont de nulle ualeur:
Car ſoit qu’on ne ſe uueille en pleurant tourmenter,
Ou ſoit que nuict & iour on uueille lamenter,
On ne peult diuertir le cours de la douleur.
Le cœur fait au cerueau ceſte humeur exhaler,
Et le cerueau la fait par les yeux deualler,
Mais le mal par les yeux ne ſ’allambique pas.
De quoy donques nous ſert ce faſcheux larmoyer?
De ietter, comme on dit, l’huile ſur le foyer,
Et perdre ſans profit le repos & repas.
53
Viuons (Gordes), uiuons, uiuons, & pour le bruit
Des uieillards ne laiſſons à faire bonne chere:
Viuons, puis que la uie eſt ſi courte & ſi chere,
Et que meſmes les Roys n’en ont que l’uſufruit.
Le iour ſ’eſteint au ſoir, & au matin reluit,
Et les ſaiſons refont leur courſe couſtumiere:
Mais quand l’homme a perdu ceſte doulce lumiere,
La mort luy fait dormir une eternelle nuict.
Donc imiterons nous le uiure d’une beſte?
Non, mais deuers le ciel leuant touſiours la teſte,
Gouſterons quelque fois la doulceur du plaiſir.
Celuy urayement est fol, qui changeant l’aſſeurance
Du bien qui est preſent en douteuſe eſperance,
Veult touſiours contredire à ſon propre deſir.
54
Maraud, qui n’es maraud que de nom ſeulement,
Qui dit que tu es ſage, il dit la uerité:
Mais qui dit que le ſoing d’euiter pauureté
Te ronge le cerueau, ta face le deſment.
Celuy urayement est riche & uit heureuſement,
Qui ſ’eſloignant de l’une & l’autre extremité,
Preſcrit à ſes deſirs un terme limité:
Car la uraye richeſſe eſt le contentement.
Sus donc (mon cher Maraud) pendant que noſtre maiſtre,
Que pour le bien publiq la nature a fait naiſtre,
Se tourmente l’eſprit des affaires d’autruy,
Va deuant à la uigne appreſter la ſalade:
Que ſçait-on qui demain ſera mort, ou malade?
Celuy uit ſeulement, lequel uit auiourdhuy.
55
Montigné (car tu es aux procez uſité)
Si quelqu’un de ces Dieux, qui ont plus de puiſſance,
Nous promit de tous biens paiſible iouiſſance,
Nous obligeant par Styx toute ſa deité,
Il ſ’eſt mal enuers nous de promeſſe acquitté,
Et deuant Iuppiter en deuons faire inſtance:
Mais ſi lon ne peut faire aux Parques reſiſtance,
Qui iugent par arreſt de la fatalité,
Nous n’en appellerons, attendu que nous ſommes
Plus priuilegiez, que ſont les autres hommes
Condamnez, comme nous, en pareille action:
Mais ſi l’ennuy uouloit ſur noſtre fantaiſie,
Par uertu du malheur faire quelque ſaiſie,
Nous nous oppoſerons à l’execution.
56
Baïf, qui, comme moy, prouues l’aduerſité,
Il n’eſt pas touſiours bon de combatre l’orage,
Il fault caler la uoile, & de peur du naufrage,
Ceder à la fureur de Neptune irrité.
Mais il ne falut außi par crainte & uilité
S’abandonner en proye: il fault prendre courage,
Il fault feindre ſouuent l’eſpoir par le uiſage,
Et fault faire uertu de la néceßité.
Donques ſans nous ronger le cœur d’un trop grand ſoing,
Mais de noſtre uertu nous aidant au beſoing,
Combatons le malheur. Quant à moy, ie proteſte
Que ie ueulx deſormais Fortune deſpiter,
Et que s'elle entreprend le me faire quitter,
Ie le tiendray (Baïf) & fuſt-ce de ma reſte.
57
Ce pendant que tu ſuis le lieure par la plaine,
Le ſanglier par les bois, & le milan par l’aer,
Et que uoyant le ſacre, ou l’eſperuier uoler,
Tu t’exerces le corps d’une plaiſante peine,
Nous autres malheureux ſuiuons la court Romaine,
Ou, comme de ton temps, nous n’oyons plus parler
De rire, de ſaulter, de danſer, & baller,
Mais de ſang, & de feu, & de guerre inhumaine.
Pendant, tout le plaiſir de ton Gorde, & de moy,
C’eſt de te regretter, & de parler de toy,
De lire quelque autheur, ou quelque uers eſcrire.
Au reſte (mon Dagaut) nous n’eſprouuons icy
Que peine, que trauail, que regret, & ſoucy
Et rien, que Le Breton, ne nous peult faire rire.
58
Le Breton eſt ſçauant & ſçait fort bien eſcrire
En François, & Tuſcan, en Grec, & en Romain,
Il eſt en ſon parler plaiſant & fort humain,
Il eſt bon compagnon, & dit le mot pour rire.
Il a bon iugement, & ſçait fort bien eſlire
Le blanc d’auec le noir: il eſt bon eſcriuain,
Et pour bien compaſſer une lettre à la main,
Il y eſt excellent autant qu’on ſçauroit dire.
Mais il eſt pareſſeux, & craint tant ſon meſtier,
Que ſ’il deuoit ieuner, ce croy-ie, un mois entier,
Il ne trauailleroit ſeulement un quart d’heure:
Bref il eſt ſi poltron, pour bien le deuiſer,
Que depuis quatre mois, qu’en ma chambre il demeure,
Son ombre ſeulement me fait poltronniſer.
59
Tu ne me uois iamais (Pierre) que tu ne die
Que i’eſtudie trop, que ie face l’amour,
Et que d’auoir touſiours ces liures à l’entour,
Rend les yeux esblouïs, & la teſte eſlourdie.
Mais tu ne l’entens pas: car ceste maladie
Ne me uient du trop lire, ou du trop long ſeiour,
Ains de uoir le bureau qui ſe tient chacun iour:
C’eſt, Pierre mon ami, le liure ou i’eſtudie.
Ne m’en parle donc plus, autant que tu as cher
De me donner plaiſir, & de ne me faſcher:
Mais bien en cependant que d’une main habile
Tu me laues la barbe, & me tonds les cheueulx,
Pour me deſennuyer, conte moy ſi tu ueulx
Des nouuelles du Pape & du bruit de la uille.
60
Seigneur, ne penſez pas d’ouïr chanter icy
Les louanges du Roy, ny la gloire de Guyſe,
Ny celle que ſe ſont les Chaſtillons acquiſe,
Ny ce Temple ſacré au grand Montmorency.
N’y penſez uoir encor' le ſeuere ſourcy,
De madame Sageſſe, ou la braue entrepriſe,
Qui au Ciel, aux Dȩmons, aux Eſtoiles ſ’eſt priſe,
La Fortune, la Mort, & la Iuſtice außi:
De l’Or encore moins, de luy ie ne ſuis digne:
Mais bien d’un petit Chat i’ay fait un petit hymne,
Lequel ie uous enuoye: autre preſent ie n’ay.
Prenez le donc, (Seigneur) & m’excuſez de grace,
Si pour le bal ayant la muſique trop baſſe,
Ie ſonne un paſſepied, ou quelque branle gay.
61
Qui est amy du cœur est ami de la bourſe,
Ce dira quelque honneſte & hardy demandeur,
Qui de l’argent d’autruy liberal deſpendeur
Lui meſme à l’hoſpital ſ’en ua toute la courſe.
Mais ſonge là-deſſus, qu’il n’eſt ſi uiue ſource,
Qu’on ne puiſſe eſpuiſer, ni ſi riche preſteur,
Qui ne puiſſe à la fin deuenir emprunteur,
Ayant affaire à gens qui n’ont point de reſource.
Gordes, ſi tu ueulx uiure heureuſement Romain,
Sois large de faueur, mais garde que ta main
Ne ſoit à tous uenans trop largement ouuerte.
Par l’un on peult gaigner meſmes ſon ennemy,
Par l’autre bien ſouuent on perd un bon amy,
Et quand on perd l’argent, c’eſt une double perte.
62
Ce ruzé Calabrois, tout uice, quel qu’il ſoit,
Chatouille à ſon amy, ſans eſpargner perſonne,
Et faiſant rire ceulx, que meſme il eſpoinçonne,
Se iouë autour du cœur de cil qui le reçoit.
Si donc quelque ſubtil en mes uers aperçoit
Que ie morde en riant, pourtant nul ne me donne
Le nom de feint amy uers ceulx que i’aiguillonne:
Car qui m’eſtime tel, lourdement ſe deçoit.
La Satyre (Dilliers) eſt un publiq exemple,
Ou, comme en un miroir, l’homme ſage contemple
Tout ce qui eſt en luy, ou de laid, ou de beau.
Nul ne me liſe donc, ou qui me uouldra lire,
Ne ſe faſche ſ’il uoit, par maniere de rire,
Quelque choſe du ſien portrait en ce tableau.
63
Quel eſt celuy qui ueult faire croire de ſoy
Qu’il est fidele amy, mais quand le temps ſe change,
Du coſté des plus forts ſoudainement ſe range,
Et du coſté de ceulx qui ont le mieux de quoy?
Quel est celuy qui dit qu’il gouuerne le Roy?
I’entens quand il ſe uoid en un païs eſtrange,
Et bien loin de la Court: quel homme eſt-ce, Leſtrange?
Leſtrange, entre nous deux, ie te pry dy le moy.
Dy moy, quel est celuy qui ſi bien ſe deguiſe
Qu’il ſemble homme de guerre entre les gens d’egliſe,
Et entre gens de guerre aux preſtres est pareil?
Ie ne ſçay pas ſon nom; mais quiconqu'il puiſſe estre
Il n’est fidele amy, ny mignon de ſon maiſtre,
Ni uaillant cheualier, ny homme de conſeil.
64
Nature est aux bastards uolontiers fauorable,
Et ſouuent les baſtards ſont les plus genereux,
Pour estre au ieu d’amour l’homme plus uigoureux,
D’autant que le plaiſir luy est plus aggreable.
Le donteur de Meduſe, Hercule l’indontable,
Le uainqueur Indien, & les Iumeaux heureux,
Et tous ces Dieux baſtards iadis ſi ualeureux,
Ce probleme (Bizet) font plus que ueritable.
Et combien uoyons nous auiourdhuy de baſtards,
Soit en l’art d’Apollon, ſoit en celuy de Mars,
Exceller ceulx qui ſont de race legitime?
Bref touſiours ces baſtards ſont de gentil eſprit:
Mais ce baſtard (Bizet) que lon nous a deſcrit
Est cauſe que ie fais des autres moins d’eſtime.
65
Tu ne crains la fureur de ma plume animee,
Penſant que ie n’ay rien à dire contre toy,
Sinon ce que ta rage a uomy contre moy,
Grinſſant comme un maſtin la dent enuenimee.
Tu crois que ie n’en ſçay que par la renommee,
Et que quand i’auray dict que tu n’as point de foy,
Que tu es affronteur, que tu es traiſtre au Roy,
Que i’auray contre toy ma force conſommee.
Tu penſes que ie n’ay rien de quoi me uenger,
Sinon que tu n’es fait que pour boire & manger:
Mais i’ay bien quelque choſe encores plus mordante,
Et quoy? l’amour d’Orphee? & que tu ne ſceus oncq
Que c’eſt de croire en Dieu? non. quel uice est-ce donc?
C’eſt, pour le faire court, que tu es un pedante.
66
Ne t’eſmerueille point que chacun il meſpriſe,
Qu’il dedaigne un chacun, qu’il n’eſtime que ſoy,
Qu’aux ouurages d’autruy il ueuille donner loy,
Et comme un Ariſtarq' luy meſme ſ’auctoriſe.
Paſchal, c’est un pedant’: & quoy qu’il ſe deguiſe,
Sera touſiours pedant’, un pedant’ & un roy
Ne te ſemblent ilz pas auoir ie ne ſçay quoy
De ſemblable, & que l’un à l’autre ſymboliſe?
Les ſubiects du pedant’ ce ſont ſes eſcoliers,
Ses claſſes, ſes eſtatz, ſes regens officiers,
Son college (Paſchal) est comme ſa prouince.
Et c’eſt pourquoy iadis le Syracuſien,
Ayant perdu le nom de roy Sicilien,
Voulut eſtre pedant’, ne pouuant eſtre prince.
67
Magny, ie ne puis uoir un prodigue d’honneur,
Qui trouue tout bien fait, qui de tout ſ’emerueille,
Qui mes fautes approuue, & me flatte l’oreille,
Comme ſi i’eſtois Prince ou quelque grand Seigneur.
Mais ie me faſche außi d’un faſcheux repreneur,
Qui du bon & mauuais fait cenſure pareille,
Qui ſe liſt uolontiers, & ſemble qu’il ſommeille
En liſant les chanſons de quelque autre ſonneur.
Ceſtui-là me deçoit d’une fauſſe louange,
Et gardant qu’aux bons uers les mauuais ie ne change,
Fait qu’en me plaiſant trop à chacun ie deſplais:
Ceſtui-ci me degouſte, & ne pouuant rien faire
Qu’il luy plaiſe, il me fait egalement deſplaire
Tout ce qu’il fait luy meſme, & tout ce que ie fais.
68
Ie hay du Florentin l’uſuriere auarice,
Ie hay du fol Sienois le ſens mal arreſté,
Ie hay du Geneuois la rare uerité,
Et du Venitien la trop caute malice:
Ie hay le Ferrarois pour ie ne ſçay quel uice,
Ie hay tous les Lombards pour l’infidelité,
Le fier Napolitain pour ſa grand’ uanité,
Et le poltron Romain pour ſon peu d’exercice:
Ie hay l’Anglois mutin, & le braue Eſcoſſois,
Le traiſtre Bourguignon, & l’indiſcret François,
Le ſuperbe Eſpagnol, & l’yurongne Thudeſque:
Bref, ie hay quelque uice en chaſque nation,
Ie hay moy meſme encor' mon imperfection,
Mais ie hay par ſur tout un ſçauoir pedanteſque.
69
Pourquoi me grondes-tu, uieux maſtin affamé,
Comme ſi Dubellay n’auoit point de defenſe?
Pourquoy m’offenſes-tu, qui ne t’ay fait offenſe,
Sinon de t’auoir trop quelquefois eſtimé?
Qui t’a, chien enuieux, ſur moy tant animé,
Sur moy, qui ſuis abſent? Croy-tu que ma uengeance
Ne puiſſe bien d’ici darder iuſques en France
Vn traict, plus que le tien, de rage enuenimé?
Ie pardonne à ton nom, pour ne ſouiller mon liure:
D’un nom, qui par mes uers n’a merité de uiure:
Tu n’auras, malheureux, tant de faueur de moy.
Mais ſi plus longuement ta fureur perſeuere,
Ie t’enuoyray d’icy un fouet, une Megere,
Vn ſerpent, un cordeau, pour me uenger de toy.
70
Si Pirithois ne fust aux enfers deſcendu,
L’amitié de Theſë ſeroit enſeuelie,
Et Niſe par ſa mort n’eust la ſienne ennoblie,
S’il n’euſt ueu ſur le champ Eurial' eſtendu:
De Pylade le nom ne ſeroit entendu
Sans la fureur d’Oreſte, & la foy de Pythie
Ne fuſt par tant d’eſcripts en lumiere ſortie,
Si Damon ne ſe fust en ſa place rendu:
Et ie n’euſſe eſprouué le tienne ſi muable,
Si Fortune uers moy n’eust eſté uariable.
Que puis-ie faire donc, pour me uenger de toy?
Le mal que ie te ueulx, c’est qu’un iour ie te puiſſe
Faire en pareil endroit, mais par meilleur office,
Recognoiſtre ta faulte, & uoir quelle est ma foy.
71
Ce braue qui ſe croit, pour un iacque de maille,
Eſtre un ſecond Roland, ce dißimulateur,
Qui ſuperbe aux amis, aux ennemis flateur,
Contrefait l’habile homme & ne dit rien qui uaille,
Belleau, ne le croy pas: & quoy qu’il ſe trauaille
De ſe feindre hardy d’un uiſage menteur,
N’adiouſte point de foy à ſon parler uanteur,
Car oncq homme uaillant ie n’ay uu de ſa taille.
Il ne parle iamais que des faueurs qu’il a,
Il dedaigne ſon maiſtre, & courtiſe ceulx-là
Qui ne font cas de luy: il bruſle d’auarice,
Il fait du bon Chrestien, & n’a ny foy ni loy:
Il fait de l’amoureux, mais c’eſt comme ie croy,
Pour couurir le ſoupçon de quelque plus grand uice.
72
Encores que l’on euſt heureuſement compris
Et la doctrine Grecque, & la Romaine enſemble,
Si eſt-ce (Gohory) qu’ici, comme il me ſemble,
On peult apprendre encor', tant ſoit-on bien appris.
Non pour trouuer icy de plus doctes eſcripts
Que ceulx que le François ſoigneuſement aſſemble,
Mais pour l’air plus ſubtil, qui doucement nous emble
Ce qui eſt plus terreſtre & lourd en nos eſprits.
Ie ne ſçay quel Dȩmon de ſa flamme diuine
Le moins parfait de nous purge, eſprouue, & affine,
Lime le iugement, & le rend plus ſubtil:
Mais qui trop y demeure, il enuoye en fumee
De l’eſprit trop purgé la force conſumee,
Et pour l’eſmoudre trop luy fait perdre le fil.
73
Gordes, i’ay en horreur un uieillard uicieux,
Qui l’aueugle appetit de la ieuneſſe imite,
Et ia froid par les ans de ſoymeſme ſ’incite
A uiure delicat en repos ocieux.
Mais ie ne crains rien tant qu’un ieune ambicieux,
Qui pour ſe faire grand contrefait de l’hermite,
Et uoilant ſa traïſon d’un maſque d’hypocrite,
Couue ſoubs beau ſemblant un cœur malicieux.
Il n’est rien (ce dit-on en prouerbe uulgaire)
Si ſale qu’un uieux bouq, ne ſi prompt à mal faire
Comme est un ieune loup, et, pour le dire mieux,
Quand bien le naturel de tous deux ie regarde,
Comme un fangeux pourceau l’un deſplaiſt à mes yeux,
Comme d’un fin renard de l’autre ie me garde.
74
Tu dis que Dubellay tient reputation
Et que de ſes amis il ne tient plus de compte:
Si ne ſuis-ie, Seigneur, Prince, Marquis ou Comte,
Et n’ay changé d’eſtat ni de condition.
Iuſqu’icy ie ne ſçay que c’est d’ambition,
Et pour ne me uoir grand ne rougis point de honte:
Außi ma qualité ne baiſſe ni ne monte,
Car ie ne ſuis ſuiect qu’à ma complection.
Ie ne ſçay comme il faut entretenir ſon maiſtre,
Comme il faut courtiſer, & moins quel il faut eſtre
Pour uiure entre les grands, comme on uit auiourdhuy.
I’honnore tout le monde, & ne faſche perſonne,
Qui me donne un ſalut, quatre ie luy en donne,
Qui ne fait cas de moy, ie ne fais cas de luy.
75
Gordes, que Dubellay aime plus que ſes yeux,
Voy comme la nature, ainſi que du uiſage,
Nous a faits differends de meurs & de courage,
Et ce qui plaiſt à l’un, à l’autre est odieux.
Tu dis: ie ne puis uoir un ſot audacieux
Qui un moindre que luy braue à ſon auantage,
Qui ſ’eſcoute parler, qui farde ſon langage,
Et fait croire de luy, qu’il est mignon des Dieux.
Ie ſuis tout au contraire, & ma raiſon eſt telle:
Celuy, dont la douleur courtoiſement m’appelle,
Me fait outre mon gré courtiſan deuenir:
Mais de tel entretien le braue me diſpenſe:
Car n’eſtant obligé uers luy de recompenſe,
Ie le laiſſe tout ſeul luymeſme entretenir.
76
Cent fois plus qu’à louer on ſe plaist à meſdire:
Pource qu’en meſdiſant on dit la uerité,
Et louant la faueur, ou bien l’auctorité,
Contre ce qu’on en croit fait bien ſouuent eſcrire.
Qu’il ſoit uray, prins-tu onc tel plaiſir d’ouir lire
Les louanges d’un Prince, ou de quelque cité,
Qu’ouir un Marc Antoine à mordre exercité,
Dire cent mille mots qui font mourir de rire?
S’il est donques permis, ſans offenſe d’aucun,
Des meurs de noſtre tems deuiſer en commun,
Quiconques me lira, m’eſtime fol, ou ſage:
Mais ie croy qu’auiourdhuy tel pour ſage est tenu,
Qui ne ſeroit rien moins que pour tel recognu,
Qui luy auroit oſté le maſque du uiſage.
77
Ie ne deſcouure icy les myſtères ſacrez
Des ſaincts preſtres Romains, ie ne ueulx rien eſcrire
Que la uierge honteuſe ait uergongne de lire,
Ie ueulx toucher ſans plus aux uices moins ſecretz.
Mais tu diras que mal ie nomme ces Regretz,
Veu que le plus ſouuent i’uſe de mots pour rire,
Et ie dy que la mer ne bruit touſiours ſon ire,
Et que touſiours Phœbus ne ſagette les Grecz.
Si tu rencontres donc icy quelque riſee,
Ne baptiſe pourtant de plainte deſguiſee
Les uers que ie ſouſpire au bord Auſonien.
La plainte que ie fais (Dilliers) eſt ueritable:
Si ie ry,, c’eſt ainſi qu’on ſe rid à la table,
Car ie ry, comme on dit, d’un riz Sardonien.
78
Ie ne te conteray de Boulongne, & Veniſe,
De Padoue, & Ferrare, & de Milan encor',
De Naples, de Florence, & leſquelles ſont or'
Meilleures pour la guerre, ou pour la marchandiſe:
Ie te raconteray du ſiege de l’egliſe,
Qui fait d’oiſiueté ſon plus riche treſor,
Et qui deſſous l’orgueil de trois couronnes d’or
Couue l’ambition, la haine, & la feintiſe:
Ie te diray qu’icy le bonheur, & malheur,
Le uice, la uertu, le plaiſir, la douleur,
La ſcience honorable, & l’ignorance abonde.
Bref ie diray qu’icy, comme en ce uieil Chaos,
Se trouue (Peletier) confusément enclos
Tout ce qu’on uoid de bien, & de mal en ce monde.
79
Ie n’eſcris point d’amour, n’eſtant point amoureux,
Ie n’eſcris de beauté, n’ayant belle maiſtreſſe,
Ie n’eſcris de douceur, n’eſprouuant que rudeſſe,
Ie n’eſcris de plaiſir, me trouuant douloureux:
Ie n’eſcris de bon heur, me trouuant malheureux,
Ie n’eſcris de faueur, ne uoyant ma Princeſſe,
Ie n’eſcris de treſors, n’ayant point de richeſſe,
Ie n’eſcris de ſanté, me ſentant langoureux:
Ie n’eſcris de la court, eſtant loin de mon Prince,
Ie n’eſcris de la France, en eſtrange prouince,
Ie n’eſcris de l’honneur, n’en uoyant point icy:
Ie n’eſcris d’amitié, ne trouuant que feintiſe,
Ie n’eſcris de uertu, n’en trouuant point außi,
Ie n’eſcris de ſçauoir, entre les gens d’egliſe.
80
Si ie monte au Palais, ie n’y trouue qu’orgueil,
Que uice deguisé, qu’une cerimonie,
Qu’un bruit de tabourins, qu’une eſtrange harmonie,
Et de rouges habits un ſuperbe appareil:
Si ie deſcens en banque, un amas & recueil
De nouuelles ie trouue, une uſure infinie,
De riches Florentins une troppe bannie,
Et de pauures Sienois un lamentable dueil:
Si ie uais plus auant, quelque part ou i’arriue,
Ie trouue de Venus la grand'bande laſciue
Dreſſant de tous coſtez mil'appas amoureux:
Si ie paſſe plus outre, & de la Rome neufue
Entre en la uieille Rome, adonques ie ne treuue
Que de uieux monuments un grand monceau pierreux.
81
Il fait bon uoir (Paſchal) un conclaue ſerré,
Et l’une chambre à l’autre egalement uoiſine
D’antichambre ſeruir, de ſalle, & de cuiſine,
En un petit recoing de dix pieds en carré:
Il fait bon uoir autour le palais emmuré,
Et briguer là dedans ceſte troppe diuine,
L’un par ambition, l’autre par bonne mine,
Et par deſpit de l’un, eſtre l’autre adoré:
Il fait bon uoir dehors toute la uille en armes
Crier, le Pape est fait, donner de faulx alarmes,
Saccager un palaiſ: mais plus que tout cela
Fait bon uoir, qui de l’un, qui de l’autre ſe uante,
Qui met pour ceſtui-cy, qui met pour ceſtui-là,
Et pour moins d’un eſcu dix Cardinaux en uente.
82
Veux-tu ſçauoir (Duthier) quelle choſe c’est Rome?
Rome est de tout le monde un public eſchafault,
Vne ſcene, un theatre, auquel rien ne defaut
De ce qui peult tomber es actions de l’homme.
Icy ſe uoid le ieu de la Fortune, & comme
Sa main nous fait tourner ores bas, ores haut:
Icy chacun ſe monſtre, & ne peult, tant ſoit caut,
Faire que tel qu’il est, le peuple ne le nomme.
Icy du faulx & uray la meſſagere court,
Icy les courtiſans font l’amour & la court,
Icy l’ambition, & la fineſſe abonde:
Icy la liberté fait l’humble audacieux,
Icy l’oiſiueté rend le bon uicieux,
Icy le uil faquin diſcourt des faits du monde.
83
Ne penſe (Robertet) que ceſte Rome cy
Soit ceſte Rome là, qui te ſouloit tant plaire.
On n’y fait plus credit, comme l’on ſouloit faire,
On n’y fait plus l’amour, comme on ſouloit außi.
La paix, & le bon temps ne regnent plus icy,
La muſique, & le bal ſont contraints de ſ’y taire,
L’air y est corrompu, Mars y est ordinaire,
Ordinaire la faim, la peine, & le ſouci.
L’artiſan desbauché y ferme ſa boutique,
L’ocieux auocat y laiſſe ſa pratique,
Et le pauure marchand y porte le biſſac:
On ne uoid que ſoldats, & morions en teſte,
On n’oit que tabourins, & ſemblable tempeſte,
Et Rome tous les iours n’attend qu’un autre ſac.
84
Nous ne faiſons la cour aux filles de Memoire,
Comme uous qui uiuez libres de paßion:
Si uous ne ſçauez donc noſtre occupation,
Ces dix uers enſuiuans uous la feront notoire:
Suiure ſon Cardinal au Pape, au Conſiſtoire,
En Capelle, en Viſite, en Congregation,
Et pour l’honneur d’un Prince, ou d’une nation,
De quelque ambaſſadeur accompagner la gloire:
Eſtre en ſon rang de garde aupres de ſon ſeigneur,
Et faire aux ſuruenans l’accouſtumé honneur,
Parler du bruit qui court, faire de l’habile homme:
Se promener en houſſe, aller uoir d’huis en huis
La Marthe, ou la Victoire, & ſ’engager aux Iuifz:
Voila, mes compagnons, le paſſetemps de Rome.
85
Flatter un crediteur pour ſon terme allonger,
Courtiſer un banquier, donner bonne eſperance,
Ne ſuiure en ſon parler la liberté de France,
Et pour reſpondre un mot, un quart d’heure y ſonger:
Ne gaſter ſa ſanté par trop boire & manger,
Ne faire ſans propos une folle deſpenſe,
Ne dire à tous uenans tout cela que lon penſe,
Et d’un maigre diſcours gouuerner l’eſtranger:
Cognoiſtre les humeurs, cognoiſtre qui demande,
Et d’autant que lon a la liberté plus grande,
D’autant plus ſe garder que lon ne ſoit repris:
Viure auecques chacun, de chacun faire compte:
Voila, mon cher Morel (dont ie rougis de honte)
Tout le bien qu’en trois ans à Rome i’ay appris.
86
Marcher d’un graue pas & d’un graue ſouci,
Et d’un graue ſoubriz à chacun faire feſte,
Balancer tous ſes mots, reſpondre de la teſte,
Auec un Meſſer non, ou bien un Meſſer ſi:
Entremêler ſouuent un petit Et coſi,
Et d’un Son Seruitor contrefaire l’honneſte,
Et comme ſi lon euſt ſa part en la conqueſte,
Diſcourir ſur Florence, & ſur Naples außi:
Seigneuriſer chacun d’un baiſement de main,
Et, ſuiuant la façon du courtiſan Romain,
Cacher ſa pauureté d’une braue apparence:
Voila de ceſte Court la plus grande uertu,
Dont ſouuent mal monte, mal ſain, & mal ueſtu,
Sans barbe & ſans argent on ſ’en retourne en France.
87
D’ou uient cela (Mauny) que tant plus on ſ’efforce
D’eſchapper hors d’icy, plus le Dȩmon du lieu
(Et que ſeroit-ce donc ſi ce n’eſt quelque Dieu?)
Nous y tient attachez par une doulce force?
Seroit-ce point d’amour ceſte allechante amorſe,
Ou quelque autre uenim, dont apres auoir beu
Nous ſentons noz eſprits nous laiſſer peu à peu,
Comme un corps qui ſe perd ſous une neuue eſcorſe!
I’ai uoulu mille fois de ce lieu m’eſtranger,
Mais ie ſens mes cheueux en feuilles ſe changer,
Des bras en longs rameaux, & mes piedz en racine.
Bref, ie ne ſuis plus rien qu’un uieux tronc animé,
Qui ſe plaint de ſe uoir à ce bord transformé,
Comme le Myrte Anglois au riuage d’Alcine.
88
Qui choiſira pour moy la racine d’Vlyſſe?
Et qui me gardera de tomber au danger,
Qu’une Circe en pourceau ne me puiſſe changer,
Pour eſtre à tout iamais fait eſclaue du uice?
Qui m’eſtraindra le doigt de l’anneau de Meliſſe,
Pour me deſenchanter comme un autre Roger?
Et quel Mercure encor' me fera deſloger,
Pour ne perdre mon temps en l’amoureux ſeruice?
Qui me fera paſſer ſans eſcouter la uoix
Et la feinte douceur des monstres d’Achelois?
Qui chaſſera de moy ces Harpyes friandes?
Qui uolera pour moy encor' un coup aux cieux,
Pour rapporter mon ſens, & me rendre mes yeux?
Et qui fera qu’en paix ie mange mes uiandes?
89
Gordes, il m’eſt aduis que ie ſuis eſueillé
Comme un qui tout eſmeu d’un effroyable ſonge
Se reſueille en ſurſault, & par le lict ſ’allonge,
S’eſmerueillant d’auoir ſi long temps ſommeillé.
Roger deuint ainſi (ce croy-ie) eſmerueillé:
Et croy que tout ainſi la uergongne me ronge,
Comme luy, quand il eut deſcouuert le menſonge
Du fard magicien qui l’auoit aueuglé.
Et comme luy außi ie ueulx changer de ſtile,
Pour uiure deſormais au ſein de Logiſtile,
Qui des cœurs langoureux eſt le commun ſupport.
Sus donc (Gordes) ſus donc, à la uoile, à la rame,
Fuyons, gaignons le hault, ie uoy la belle Dame
Qui d’un heureux ſignal nous appelle à ſon port.
90
Ne penſe pas (Bouiu) que les Nymphes Latines
Pour couurir leur traïſon d’une humble priuauté,
Ni pour maſquer leur teint d’une faulſe beauté,
Me facent oublier nos Nymphes Angeuines.
L’Angeuine douceur, les paroles diuines,
L’habit qui ne tient rien de l’impudicité;
La grace, la ieuneſſe, & la ſimplicité
Me deſgoutent (Bouiu) de ces uieilles Alcines.
Qui les uoid par dehors, ne peult rien uoir plus beau,
Mais le dedans reſemble au dedans d’un tombeau,
Et ſi rien entre nous moins honneſte ſe nomme.
O quelle gourmandiſe! ô quelle pauureté!
O quelle horreur de uoir leur immondicité!
C’eſt urayment de les uoir le ſalut d’un ieune homme.
91
O beaux cheueux d’argent mignonnement retors!
O front creſpe, & ſerein! & uous face doree!
O beaux yeux de cryſtal! ô grand bouche honoree,
Qui d’un large reply retrouſſes tes deux bords!
O belles dentz d’ebene! ô precieux treſors,
Qui faites d’un ſeul riz toute ame enamouree!
O gorge damaſquine en cent pliz figuree!
Et uous, beaux grands tetins, dignes d’un ſi beau corps!
O beaux ongles dorez! ô main courte, & graſſette!
O cuiſſe delicatte! & uous gembe groſſette,
Et ce que ie ne puis honneſtement nommer!
O beau corps tranſparent! ô beaux membres de glace!
O diuines beautez! pardonnez moy de grace,
Si pour eſtre mortel, ie ne uous oſe aymer.
92
En mille creſpillons les cheueux ſe frizer,
Se pincer les ſourcils, & d’une odeur choiſie
Parfumer hault & bas ſa charnure moiſie,
Et de blanc & uermeil ſa face deguiſer:
Aller de nuict en maſque, en maſque deuiſer,
Se feindre à tous propos eſtre d’amour ſaiſie,
Siffler toute la nuict par une ialouſie,
Et par martel de l’un, l’autre fauoriſer:
Baller, chanter, ſonner, folaſtrer dans la couche,
Auoir le plus ſouuent deux langues edans la bouche,
Des courtiſannes ſont les ordinaires ieux.
Mais quel beſoin eſt-il que ie te les enſeigne?
Si tu les ueulx ſçauoir (Gordes) & ſi tu ueulx
En ſçauoir plus encor', demande à la Chaſſaigne.
93
Doulce mere d’amour, gaillarde Cyprienne,
Qui fais ſous ton pouuoir tout pouuoir ſe ranger,
Et qui des bords de Xanthe, à ce bord eſtranger
Guidas auec ton filz ta gent Dardanienne,
Si ie retourne en France, ô mère Idalienne,
Comme ie uins icy, ſans tomber au danger
De uoir ma uieille peau en autre peau changer,
Et ma barbe Françoiſe en barbe italienne,
Des icy ie fais ueu d’apprendre à ton autel,
Non le liz, ou la fleur d’amarante immortel,
Non ceſte fleur encor' de ton ſang coloree:
Mais bien de mon menton la plus blonde toiſon,
Me uantant d’auoir fait plus que ne feit Iaſon,
Emportant le butin de la toiſon doree.
94
Heureux celuy qui peult long temps ſuiure la guerre
Sans mort, ou ſans bleſſure, ou ſans longue priſon!
Heureux qui longuement uit hors de ſa maiſon
Sans deſpendre ſon bien, ou ſans uendre ſa terre!
Heureux qui peult en Court quelque faueur acquerre
Sans crainte de l’enuie, ou de quelque traïſon!
Heureux qui peult long temps ſans danger de poiſon
Iouir d’un chapeau rouge, ou des clefz de ſainct Pierre!
Heureux qui ſans peril peult la mer frequenter!
Heureux qui ſans procez le palais peult hanter!
Heureux qui peult ſans mal uiure l’aage d’un homme!
Heureux qui ſans ſouci peult garder ſon treſor,
Sa femme ſans ſouſpçon, & plus heureux encor'
Qui a pu ſans peler uiure trois ans à Rome!
95
Maudict ſoit mille fois le Borgne de Libye,
Qui le cœur des rochers perçant de part en part,
Des Alpes renuerſa le naturel rampart,
Pour ouurir le chemin de France en Italie.
Mars n’eust empoiſonné d’une eternelle enuie
Le cœur de l’Eſpaignol, & du François ſoldart,
Et tant de gens de bien ne ſeroient en hazart
De uenir perdre icy & l’honneur & la uie.
Le François corrompu par le uice eſtranger
Sa langue & ſon habit n’euſt appris à changer,
Il n’euſt changé ſes mœurs en une autre nature.
Il n’eust point eſprouué le mal qui fait peler,
Il n’eust fait de ſon nom la uerole appeller,
Et n’eust fait ſi ſouuent d’un bufle ſa monture.
96
O Deeſſe, qui peulx aux Princes egaler
Vn pauure mendiant, qui n’a que la parole,
Et qui peulx d’un grand roy faire un maiſtre d’eſchole,
S’il te plaist de ſon lieu le faire deualler:
Ie ne te prie pas de me faire enroller
Au rang de ces meßieurs que la faueur accolle,
Que lon parle de moy, & que mon renom uole
De l’aile dont tu fais ces grands Princes uoler:
Ie ne demande pas mille & mille autres choſes,
Qui deſſous ton pouuoir ſont largement encloſes,
Außi ie n’eus iamais de tant de biens ſoucy.
Ie demande ſans plus que le mien on ne mange,
Et que i’aye bien tost une lettre de change,
Pour n’aller ſur le bufle au departir d’icy.
97
Doulcin, quand quelquefois ie uoy ces pauures filles,
Qui ont le diable au corps, ou le ſemblent auoir,
D’une horrible façon corps & teſte mouuoir,
Et faire ce qu’on dit de ces uieilles Sibylles:
Quand ie uoy les plus forts ſe retrouuer debiles,
Voulant forcer en uain leur forcené pouuoir:
Et quand meſme i’y uoy perdre tout leur ſçauoir
Ceulx qui ſont en uoſtre art tenuz des plus habiles:
Quand effroyablement eſcrier ie les oy,
Et quand le blanc des yeux renuerſer ie leur uoy,
Tout le poil me heriſſe, & ne ſçay plus que dire.
Mais quand ie uoy un moyne auecque ſon Latin
Leur taſter hault & bas le uentre & le tetin,
Ceſte frayeur ſe paſſe, & ſuis contraint de rire.
98
D’où uient que nous uoyons à Rome ſi ſouuent
Ces garſes forcener, & la pluſpart d’icelles
N’eſtre uieilles (Ronſard) mais d’aage de pucelles,
Et ſe trouuer touſiours en un meſme conuent?
Qui parle par leur uoix? Quel dȩmon leur defend
De reſpondre à ceulx-là qui ne ſont cognuz d’elles?
Et d’oo uient que ſoudain on ne les uoid plus telles
Ayant une chandelle eſteinte de leur uent?
D’ou uient que les ſaincts lieux telles fureurs augmentent?
D’ou uient que tant d’eſprits une ſeule tourmentent?
Et que ſortans les uns, le reſte ne ſort pas?
Dy, ie te pry (Ronſard) toy qui ſçais leurs natures,
Ceulx qui faſchent ainſi ces pauures creatures,
Sont-ilz des plus haultains, des moyens, ou plus bas?
99
Quand ie uays par la rue, ou tant de peuple abonde,
De preſtres, de prelats, & de moynes außi,
De banquiers, d’artiſans, & n’y uoyant, ainſi
Qu’on uoid dedans Paris, la femme uagabonde:
Pyrrhe, après le degaſt de l’uniuerſelle onde,
Ses pierres (dy-ie alors) ne ſema point icy:
Et ſemble proprement, à uoir ce peuple cy,
Que Dieu n’y ait formé que la moitié du monde.
Car la dame Romaine en grauité marchant,
Comme la conſeillere, ou femme du marchand,
Ne ſ’y pourmene point, & n’y uoid-on que celles,
Qui ſe ſont de la Court l’honneſte nom donné;
Dont ie crains quelquefois qu’en France retourné,
Autant que i’en uoiray, ne me reſemblent telles.
100
Vrſin, quand i’oy nommer de ces uieux noms Romains,
De ces beaux noms cognuz de l’Inde iuſqu’au More,
Non les grands ſeulement, mais les moindres encore,
Voire ceulx-là qui ont les ampoulles aux mains:
Il me faſche d’ouir appeller ces uillains
De ces noms tant fameux, que tout le monde honnore:
Et ſans le nom Chreſtien, le ſeul nom que i’adore,
Voudrais que de telz noms on appellaſt noz ſaincts.
Le mien ſur tous me faſche, & me faſche un Guillaume,
Et mil autres ſots noms communs en ce royaume,
Voyant tant de faquins indignement iouir
De ces beaux noms de Rome, & de ceulx de la Grece:
Mais par ſur tout (Urſin) il me faſche d’ouir
Nommer une Thaïs du nom d’une Lucrece.
101
Que dirons-nous (Melin) de ceste court Romaine,
Ou nous uoyons chacun diuers chemins tenir,
Et aux plus haults honneurs les moindres paruenir,
Par uice, par uertu, par trauail, & ſans peine?
L’un fait pour ſ’auancer une deſpenſe uaine,
L’autre par ce moyen ſe uoit grand deuenir,
L’un par ſeuerité ſe ſçait entretenir,
L’autre gaigne les cœurs par ſa doulceur humaine:
L’un pour ne ſ’auancer ſe uoid eſtre auancé,
L’autre pour ſ’auancer ſe uoid deſauancé,
Et ce qui nuit à l’un, à l’autre eſt profitable:
Qui dit que le ſçauoir eſt le chemin d’honneur,
Qui dit que l’ignorance attire le bon heur,
Lequel des deux (Melin) eſt le plus ueritable?
102
On ne fait de tout bois l’image de Mercure,
Dit le prouerbe uieil: mais nous uoyions icy
De tout bois faire Pape, & Cardinaux außi,
Et uestir en trois iours tout une autre figure.
Les Princes & les Rois uiennent grands de nature,
Außi de leurs grandeurs n’ont-ilz tant de ſouci,
Comme ces Dieux nouueaux, qui n’ont que le ſourci,
Pour faire reuerer leur grandeur, qui peu dure.
Paſchal, i’ay ueu celuy qui n'agueres trainoit
Toute Rome apres luy, quand il ſe pourmenoit,
Auecques trois ualletz cheminer par la rue:
Et trainer apres luy un long orgueil Romain
Celuy, de qui le pere a l’ampoulle en la main,
Et l’aiguillon au poing ſe courbe à la charrue.
103
Si la perte des tiens, ſi les pleurs de ta mere,
Et ſi de tes parents les regrets quelquefois,
Combien, cruel Amour, que ſans amour tu ſois,
T’ont fait ſentir le dueil de leur complainte amere:
C’eſt or' qu’il faut monſtrer ton flambeau ſans lumiere,
C’eſt or' qu’il faut porter ſans fleſches ton carquois,
C’eſt or' qu’il faut briſer ton petit arc Turquois,
Renouuellant le dueil de ta perte premiere.
Car ce n’eſt pas icy qu’il te faut regretter
Le pere au bel Aſcaigne: il te faut lamenter
Le bel Aſcaigne meſme, Aſcaigne, ô quel dommage!
Aſcaigne, que Caraffe aymoit plus que ſes yeux:
Aſcaigne, qui paſſoit en beauté de uiſage
Le beau Couppier Troyen, qui uerſe à boire aux Dieux.
104
Si fruicts, raiſins & bledz, & autres telles choſes,
Ont leur tronc, & leur ſep, & leur ſemence außi,
Et ſ’on uoid au retour du primtemps addoulci,
Naiſtre de toutes parts uiolettes, & roſeſ:
Ni fruicts, raiſins, ni bledz, ni fleurettes deſcloſes
Sortiront (Viateur) du corps qui giſt icy:
Aulx, oignons, & pourreaux, & ce qui fleure ainſi,
Auront icy deſſous leurs ſemences encloſes.
Toi donc, qui de l’encens & du baſme n’as point,
Si du grand Iules tiers quelque regret te poingt,
Parfume ſon tombeau de telle odeur choiſie:
Puis que ſon corps, qui fut iadis egal aux Dieux,
Se ſouloit paiſtre icy de telz metz precieux,
Comme au ciel Iupiter ſe paiſt de l’ambroiſie.
105 - 112[1]
113
Auoir ueu deualler une triple Montaigne,
Apparoir une Biche, & diſparoir ſoudain,
Et deſſus le tombeau d’un Empereur Romain
Vne uieille Caraffe eſleuer pour enſeigne:
Ne uoir qu’entrer ſoldats, & ſortir en campagne,
Empriſonner ſeigneurs pour un crime incertain,
Retourner forußiz, & le Napolitain
Commander en ſon rang à l’orgueil de l’Eſpagne:
Force nouueaux ſeigneurs, dont les plus apparents
Sont de Sa Saincteté les plus proches parents,
Et force Cardinaux, qu’à grand peine l’on nomme:
Force braues cheuaux, & force haults colletz,
Et force fauoriz, qui n’eſtoient que uallets,
Voila (mon cher Dagaut) des nouuelles de Rome.
114
O trois & quatre fois malheureuſe la terre,
Dont le Prince ne uoid que par les yeux d’autruy,
N’entend que par ceulx-là, qui reſpondent pour luy,
Aueugle, ſourd, & muet, plus que n’eſt une pierre!
Telz ſont ceulx-là (Seigneur) qu’auiourdhuy l’on reſerre
Oyſifz dedans leur chambre, ainſi qu’en un eſtuy,
Pour durer plus long temps, & ne ſentir l’ennuy,
Que ſent leur pauure peuple accablé de la guerre.
Ils ſe paiſſent enfans, de trompes & canons,
De fifres, de tabours, d’enſeignes, gomphanons,
Et de uoir leur prouince aux ennemis en proye.
Tel eſtoit ceſtui-là, qui du hault d’une tour,
Regardant ondoyer la flamme tout autour,
Pour ſe donner plaiſir chantoit le feu de Troye.
115
O que tu es heureux, ſi tu cognois ton heur,
D’estre eſchappé des mains de ceſte gent cruelle,
Qui ſous un faulx ſemblant d’amitié mutuelle
Nous deſrobbe le bien, & la uie, & l’honneur!
Ou tu es (mon Dagaut) la ſecrette rancueur,
Le ſoing qui comme un' hidre en nous ſe renouuelle,
L’auarice, l’enuie, & la haine immortelle
Du chetif courtiſan n’empoiſonnent le cœur.
La molle oyſiueté n’y engendre le uice,
Le ſeruiteur n’y perd ſon temps & ſon ſeruice,
Et n’y meſdit on point de cil qui eſt abſent:
La iuſtice y a lieu, la foy n’en eſt bannie,
Là ne ſçait-on que c’eſt de prendre à compagnie,
A change, à cenſe, à ſtoc, & à trente pour cent.
116
Fuyons (Dilliers) fuyons ceſte cruelle terre,
Fuyons ce bord auare, & ce peuple inhumain,
Que des Dieux irritez la uengereſſe main
Ne nous accable encor' ſous un meſme tonnerre.
Mars eſt deſenchainé, le temple de la guerre
Eſt ouuert à ce coup, le grand preſtre Romain
Veult foudroyer là bas l’heretique Germain,
Et l’Eſpagnol marran, ennemis de ſainct Pierre.
On ne uoid que ſoldats, enſeignes, gomphanons,
On n’oit que tabourins, trompettes, & canons,
On ne uoit que cheuaux courans parmy la plaine:
On n’oit plus raiſonner que de ſang, & de feu,
Maintenant on uoira, ſi iamais on l’a ueu,
Comment ſe ſauuera la nacelle Romaine.
117
Celuy urayement eſtoit & ſage, & bien appris,
Qui cognoiſſant du feu la ſemence diuine
Eſtre des Animans la premiere origine,
De ſubſtance de feu dit eſtre noz eſprits.
Le corps est le tiſon de ceſte ardeur eſpris,
Lequel, d’autant qu’il est de matiere plus fine,
Fait un feu plus luiſant, & rend l’eſprit plus digne
De monſtrer ce qui est en ſoymeſme compris.
Ce feu donques celeſte, humble de ſa naiſſance,
S’eſleue peu à peu au lieu de ſon eſſence,
Tant qu’il ſoit paruenu au poinct de ſa grandeur:
Adonc il diminue, & ſa force laſſee
Par faulte d’aliment en cendres abbaiſſee,
Sent faillir tout à coup ſa languiſſante ardeur.
118
Quand ie uoy ces Meßieurs, deſquelz l’auctorité
Se uoid ores icy commander en ſon rang,
D’un front audacieux cheminer flanc à flanc,
Il me ſemble de uoir quelque diuinité.
Mais les uoyant pallir lorſ que ſa Saincteté
Crache dans un baßin, & d’un uiſage blanc
Cautement eſpier ſ’il y a point de ſang,
Puis d’un petit ſoubriz feindre une ſeureté:
O combien (di-ie alors) la grandeur que ie uoy,
Est miſerable au pris de la grandeur d’un Roy!
Malheureux qui ſi cher achette tel honneur.
Vrayment le fer meurtrier, & le rocher außi
Pendent bien ſur le chef de ces Seigneurs icy,
Puiſque d’un uieil filet depend tout leur bonheur.
119
Bruſquet à ſon retour uous racontera (Sire)
De ces rouges prelatz la pompeuſe apparence,
Leurs mules, leurs habitz, leur longue reuerence,
Qui ſe peult beaucoup mieulx repreſenter que dire.
Il uous racontera, ſ’il les ſçait bien deſcrire,
Les mœurs de ceſte court, & quelle difference
Se uoid de ces grandeurs à la grandeur de France,
Et mille autres bons poincts, qui ſont dignes de rire.
Il uous peindra la forme, & l’habit du ſainct Pere,
Qui, comme Iupiter, tout le monde tempere,
Auecques un clin d’œil: ſa faconde & ſa grace,
L’honneſteté des ſiens, leur grandeur & largeſſe,
Les preſents qu’on luy fait, & de quelle careſſe
Tout ce que ſe dit uostre à Rome lon embraſſe.
120
Voicy le Carneual, menons chaſcun la ſienne,
Allons baller en maſque, allons nous pourmener,
Allons uoir Marc Antoine ou Zany bouffonner,
Auec ſon Magnifique à la Venitienne:
Voyons courir le pal à la mode ancienne,
Et uoyons par le nez le ſot bufle mener:
Voyons le fier taureau d’armes enuironner,
Et uoyons au combat l’adreſſe Italienne:
Voyons d’œufz parfumez un orage greſler,
Et la fuſee ardent ſiffler menu par l’air.
Sus donc deſpeſchons nous, uoicy la pardonnance:
Il nous fauldra demain uiſiter les ſaincts lieux,
Là nous ferons l’amour, mais ce ſera des yeux,
Car paſſer plus auant c’est contre l’ordonnance.
121
Se faſcher tout le iour d’une faſcheuſe chaſſe,
Voir un braue taureau ſe faire un large tour,
Eſtonné de ſe uoir tant d’hommes alentour,
Et cinquante picquiers affronter ſon audace:
Le uoir en ſ’elançant uenir la teſte baſſe,
Fuïr & retourner d’un plus braue retour,
Puis le uoir à la fin pris dans quelque deſtour
Percé de mille coups enſanglanter la place:
Voir courir aux flambeaux, mais ſans ſe rencontrer,
Donner trois coups d’eſpee, en armes ſe monſtrer,
Et tout autour du camp un rempart de Thudeſques:
Dreſſer un grand apprest, faire attendre long temps,
Puis donner à la fin un maigre paßetemps:
Voila tout le plaiſir des feſtes Romaneſques.
122
Cependant qu’au Palais de procez tu deuiſes,
D’aduocats, procureurs, preſidents, conſeillers,
D’ordonnances, d’arreſtz, de nouueaux officiers,
De iuges corrompuz, & de telles ſurpriſes:
Nous deuiſons icy de quelques uilles priſes,
De nouuelles de banque, & de nouueaux courriers,
De nouueaux Cardinaux, de mules, d’eſtaffiers,
De chappes, de rochetz, de maſſes, & ualiſes:
Et ores (Sibilet) que ie t’eſcry cecy,
Nous parlons de taureaux, & de bufles außi,
De maſques, de banquets, & de telles deſpences:
Demain nous parlerons d’aller aux ſtations,
De motu-proprio, de reformations,
D’ordonnances, de briefz, de bulles, & diſpenſes.
123
Nous ne ſommes faſchez que la trefue ſe face:
Car bien que nous ſoyons de la France bien loing,
Si est chaſcun de nous à ſoymeſmes teſmoing,
Combien la France doit de la guerre eſtre laſſe.
Mais nous ſommes faſchez que l’Eſpagnole audace,
Qui plus que le François de repos a beſoing,
Se uante auoir la guerre & la paix en ſon poing,
Et que de reſpirer nous luy donnons eſpace.
Il nous faſche d’ouir noz pauures alliez
Se plaindre à tous propos qu’on les ait oubliez,
Et qu’on donne au priué l’utilité commune:
Mais ce qui plus nous faſche, est que les eſtrangers
Diſent plus que iamais, que nous ſommes legers,
Et que nous ne ſçauons cognoiſtre la fortune.
124
Le Roy (diſent icy ces banniz de Florence)
Du ſceptre d’Italie est fruſtré deſormais,
Et ſon heureuſe main ceſt heur n’aura iamais
De reprendre aux cheueux la fortune de France.
Le Pape mal content n’aura plus de fiance
En tous ces beaux deſſeins trop legerement faictz,
Et l’exemple Sienois rendra par ceste paix
Suſpecte aux eſtrangers la Françoiſe alliance.
L’Empereur affoibly ſes forces reprendra,
L’Empire hereditaire à ce coup il rendra,
Et paiſible à ce coup il rendra l’Angleterre.
Voila que diſent ceulx, qui diſcourent du Roy
Que leur reſpondrons-nous? Vineus, mande le moy,
Toy, qui ſçais diſcourir & de paix & de guerre.
125
Dedans le uentre obſcur, ou iadis fut encloz
Tout cela qui depuis a remply ce grand vuyde,
L’air, la terre, & le feu, & l’element liquide,
Et tout cela qu’Atlas ſouſtient deſſus ſon doz,
Les ſemences du Tout estoyent encor' en gros,
Le chaud auec le ſec, le froid auec l’humide,
Et l’accord, qui depuis leur impoſa la bride,
N’auoit encor' ouuert la porte du Chaos:
Car la guerre en auoit la ſerrure brouillee,
Et la clef en eſtoit par l’aage ſi rouillee,
Qu’en uain, pour en ſortir, combattoit ce grand corps
Sans la trefue (Seigneur) de la paix meſſagere,
Qui trouua le ſecret, & d’une main legere
La paix auec l’amour en fit ſortir dehors.
126
Tu ſois la bien uenue, ô bienheureuſe trefue!
Trefue, que le Chrestien ne peult aſſez chanter,
Puis que ſeule tu as la uertu d’enchanter
De nos trauaulx paſſez la ſouuenance greue.
Tu dois durer cinq ans: & que l’enuie en creue:
Car ſi le ciel bening te permet enfanter
Ce qu’on attend de toy, tu te pourras uanter
D’auoir fait une paix, qui ne ſera ſi breue.
Mais ſi le fauory, en ce commun repos
Doit auoir deſormais le temps plus à propos
D’accuſer l’innocent, pour luy rauir ſa terre:
Si le fruict de la paix du peuple tant requis
A l’auare auocat eſt ſeulement acquis:
Trefue, ua t’en en paix, & retourne la guerre.
127
Icy de mille fards la trahiſon ſe deſguiſe,
Icy mille forfaicts pullulent à foiſon,
Icy ne ſe punit l’homicide ou poiſon,
Et la richeſſe icy par uſure eſt acquiſe:
Icy les grands maiſons uiennent de baſtardiſe,
Icy ne ſe croit rien ſans humaine raiſon,
Icy la uolupté eſt touſiours de ſaiſon,
Et d’autant plus y plaiſt, que moins elle eſt permiſe.
Penſe le demourant. Si eſt-ce toutefois
Qu’on garde encor' icy quelque forme de loix,
Et n’en eſt point du tout la iuſtice bannie.
Icy le grand ſeigneur n’achete l’action,
Et pour priuer autruy de ſa poſſeßion
N’arme ſon mauuais droit de force & tyrannie.
128
Ce n’eſt pas de mon gré (Carle) que ma nauire
Erre en la mer Tyrrhene: un uent impetueux
La chaſſe maulgré moy par ces flots tortueux,
Ne uoyant plus le pol, qui ſa faueur t’inſpire.
Ie ne uoy que rochers, & ſi rien ſe peult dire
Pire que des rochers le heurt audacieux:
Et le phare iadis fauorable à mes yeux
De mon cours egaré ſa lanterne retire.
Mais ſi ie puis un iour me ſauuer des dangers
Que ie fuy uagabond par ces flots eſtrangers,
Et uoir de l’Ocean les campagnes humides,
I’arreſteray ma nef au riuage Gaulois,
Conſacrant ma deſpouille au Neptune François,
A Glauque, à Mélicerte, & aux ſœurs Nereïdes.
129
Ie uoy (Dilliers) ie uoy ſerener la tempeſte,
Ie uoy le uieil Proté ſon trouppeau renfermer,
Ie uoy le uerdt Triton ſ’eſgaïer ſur la mer,
Et uoy l’Aſtre iumeau flamboier ſur ma teſte:
Ia le uent fauorable à mon retour ſ’appreſte,
Ia uers le front du port ie commence à ramer,
Et uoy ia tant d’amis, que ne puis les nommer,
Tendant les bras uers moy, ſur le bord faire feste.
Ie uoy mon grand Ronſard, ie le cognois d’ici,
Ie uoy mon cher Morel, & mon Dorat außi,
Ie uoy mon Delahaie, & mon Paſchal encore:
Et uois un peu plus loin (ſi ie ne ſuis deçeu)
Mon diuin Mauleon, duquel, ſans l’auoir ueu,
La grace, le ſçauoir, & la uertu i’adore.
130
Et ie penſois außi ce que penſoit Vlyſſe,
Qu’il n’eſtoit rien plus doulx que uoir encor' un iour
Fumer ſa cheminee, & apres long ſeiour
Se retrouuer au ſein de ſa terre nourrice.
Ie me reſiouyſſois d’eſtre eſchappé au uice,
Aux Circes d’Italie, aux Sirenes d’amour,
Et d’auoir rapporté en France à mon retour
L’honneur que l’on ſ’acquiert d’un fidele ſeruice.
Las, mais apres l’ennuy de ſi longue ſaiſon,
Mille ſouciz mordans ie trouue en ma maiſon,
Qui me rongent le cœur ſans eſpoir d’allegeance.
Adieu donques (Dorat) ie ſuis encor Romain,
Si l’arc que les neuf ſœurs te meirent en la main,
Tu ne me preſte icy, pour faire ma uengeance.
131
Morel, dont le ſçauoir ſur tout autre ie priſe,
Si quelqu’un de ceulx-là, que le Prince Lorrain
Guida dernierement au riuage Romain,
Soit en bien, ſoit en mal, de Rome te deuiſe:
Dy, qu’il ne ſçait que c’eſt du ſiege de l’egliſe,
N’y ayant eſprouué que la guerre, & la faim,
Que Rome n’eſt plus Rome, & que celuy en uain
Preſume d’en iuger, qui bien ne l’a compriſe.
Celuy qui par la ruë a ueu publiquement
La courtiſanne en coche, ou qui pompeuſement
L’a peu uoir à cheual en accoustrement d’homme
Superbe ſe monſtrer: celuy qui de plain iour
Aux Cardinaux en cappe a ueu faire l’amour,
C’eſt celuy ſeul (Morel) qui peult iuger de Rome.
132
Vineus, ie ne uis onc ſi plaiſante prouince.
Hoſtes ſi gracieux, ny peuple ſi humain,
Que ton petit Vrbin, digne que ſous ſa main
Le tienne un ſi gentil & ſi uertueux Prince.
Quant à l’eſtat du Pape, il fallut que i’apprinſe
A prendre en patience & la ſoif & la faim:
C’eſt pitié, comme là le peuple eſt inhumain,
Comme tout y eſt cher, & comme lon y pinſe.
Mais tout cela n’eſt rien au prix du Ferrarois:
Car ie ne uoudrois pas pour le bien de deux Rois
Paſſer encor’ un coup par ſi penible enfer.
Bref, ie ne ſçay (Vineus) qu’en conclure à la fin,
Fors, qu’en comparaiſon de ton petit Vrbin,
Le peuple de Ferrare eſt un peuple de fer.
133
Il fait bon uoir (Magny) ces Coïons magnifiques,
Leur ſuperbe Arcenal, leurs uaiſſeaux, leur abbord,
Leur ſaint Marc, leur Palais, leur Realte, leur port,
Leurs changes, leurs profits, leur bāque & leurs trafiques:
Il fait bon uoir le bec de leurs chapprons antiques,
Leurs robbes à grand’ manche & leurs bonnets ſans bord,
Leur parler tout großier, leur grauité, leur port,
Et leurs ſages aduis aux affaires publiques.
Il fait bon uoir de tout leur Senat balloter,
Il fait bon uoir par tout leurs gondolles flotter,
Leurs femmes, leurs feſtins, leur uiure ſolitaire:
Mais ce que lon en doit le meilleur eſtimer,
C’eſt quand ces uieux coquz uont eſpouſer la mer,
Dont ilz ſont les maris, & le Turc l’adultere.
134
Celuy qui d’amitié a uiolé la loy,
Cerchant de ſon amy la mort & uitupere:
Celuy qui en procez a ruiné ſon frere,
Ou le bien d’un mineur a conuerty à ſoy:
Celuy qui a trahy ſa patrie & ſon Roy,
Celuy qui comme Oedipe a fait mourir ſon pere,
Celuy qui comme Oreſte a fait mourir ſa mere,
Celuy qui a nié ſon bapteſme & ſa foy:
Marſeille, il ne fault point que pour la penitence
D’une ſi malheureuſe abominable offenſe,
Son eſtomac plombé martelant nuict & iour,
Il uoiſe errant nuds piedz ne ſix ne ſept annees:
Que les Gryſons ſans plus il paſſe à ſes iournees,
I’entens, ſ’il ueult que Dieu luy doiue du retour.
135
La terre y est fertile, amples les edifices,
Les poelles bigarrez, & les chambres de bois,
La police immuable, immuables les loix,
Et le peuple ennemy de forfaicts & de uices.
Ilz boiuent nuict & iour en Bretons & Suyſſes,
Ilz ſont gras & refaits, & mangent plus que trois:
Voila les compagnons & correcteurs des Rois,
Que le bon Rabelais a ſurnommez Saulciſſes.
Ilz n’ont iamais changé leurs habitz & façons,
Ilz hurlent comme chiens leurs barbares chanſons,
Ilz comptent à leur mode, & de tout ſe font croire:
Ilz ont force beaux lacs & force ſources d’eau,
Force prez, force bois. I’ay du reſte (Belleau)
Perdu le ſouuenir, tant ilz me firent boire.
136
Ie les ay ueus (Bizet) & ſi bien m’en ſouuient,
I’ay ueu deſſus leur front la repentance peinte,
Comme on uoid ces eſprits qui là-bas font leur plainte,
Ayant paßé le lac d’où plus on ne reuient.
Vn croire de leger les folz y entretient
Sous un prétexte faulx de liberté contrainte:
Les coulpables fuitifz y demeurent par crainte,
Les plus fins & ruſez honte les y retient.
Au demeurant (Bizet) l’auarice & l’enuie,
Et tout cela qui plus tormente noſtre uie,
Domine en ce lieu là plus qu’en tout autre lieu.
Ie ne ueis onques tant l’un l’autre contre-dire,
Ie ne ueis onques tant l’un de l’autre meſdire:
Vray est que, comme icy, l’on n’y iure point Dieu.
137
Sceue, ie me trouuay comme le filz d’Anchiſe
Entrant dans l’Elyſee, & ſortant des enfers,
Quand apres tant de monts de neiges tous couuerts
Ie uey ce beau Lyon, Lyon que tant ie priſe.
Son eſtroicte longueur, que la Sone diuiſe,
Nourrit mille artiſans, & peuples tous diuers:
Et n’en deplaiſe à Londre, à Veniſe, & Anuers,
Car Lyon n’eſt pas moindre en fait de marchandiſe.
Ie m’eſtonnay d’y auoir paſſer tant de courriers,
D’y uoir tant de banquiers, d’imprimeurs, d’armeuriers,
Plus dru que l’on ne uoid les fleurs par les prairies.
Mais ie m’eſtonnay plus de la force des ponts,
Deſſus leſquelz on paſſe, allant delà les monts,
Tant de belles maiſons, & tant de metairies.
138
De-uaulx, la mer reçoit tous les fleuues du monde,
Et n’en augmente point: ſemblable à la grand'mer
Eſt ce Paris ſans pair, ou l’on uoid abyſmer
Tout ce qui là dedans de toutes parts abonde.
Paris est en ſçauoir une Grece feconde,
Vne Rome en grandeur Paris on peult nommer,
Vne Aſie en richeſſe on le peult eſtimer,
En rares nouueautez une Afrique ſeconde.
Bref, en uoyant (De-uaux) ceſte grande cité,
Mon œil, qui parauant eſtoit exercité
A ne ſ’eſmerueiller des choſes plus eſtranges,
Print esbaiſſement. ce qui ne me put plaire,
Ce fut l’eſtonnement du badaud populaire,
La preſſe des chartiers, les procez, & les fanges.
139
Si tu ueulx uiure en Court (Dilliers) ſouuienne-toy
De t’accoſter touſiours des mignons de ton maiſtre,
Si tu n’es fauory, faire ſemblant de l’eſtre,
Et de t’accommoder aux paſſetemps du Roy.
Souuienne-toy encor' de ne preſter ta foy
Au parler d’un chacun, mais ſur tout ſois adextre
A t’aider de la gauche autant que de la dextre.
Et par les mœurs d’autruy à tes mœurs donne loy.
N’auance rien du tien (Dilliers) que ton ſeruice,
Ne monſtre que tu ſois trop ennemy du uice,
Et ſois ſouuent encor', muet, aueugle & ſourd.
Ne fay que pour autruy importun on te nomme,
Faiſant ce que ie dy, tu ſeras galand homme:
T’en ſouuienne (Dilliers) ſi tu ueulx uiure en Court.
140
Si tu ueulx ſeurement en Court te maintenir,
Le ſilence (Ronſard) te ſoit comme un decret.
Qui baille à ſon amy la clef de ſon ſecret,
Le fait de ſon amy ſon maiſtre deuenir.
Tu dois encor' (Ronſard) ce me ſemble, tenir
Aueq' ton ennemy quelque moyen diſcret,
Et faiſant contre luy, monſtrer qu’à ton regret
Le ſeul deuoir te fait en ces termes uenir.
Nous uoyons bien ſouuent une longue amitié
Se changer pour un rien en fiere inimitié,
Et la haine en amour ſouuent ſe transformer.
Dont (ueu le temps qui court) il ne faut ſ’esbahïr,
Ayme donques (Ronſard) comme pouuant haïr,
Hays donques (Ronſard) comme pouuant aymer.
141
Amy, ie t’apprendray (encores que tu ſois,
Pour te donner conſeil, de toy meſme aſſez ſage)
Comme iamais tes uers ne te feront oultrage,
Et ce qu’en tes eſcripts plus euiter tu dois.
Si de Dieu, ou du Roy tu parles quelquefois,
Fay que tu ſois prudent, & ſobre en ton langage:
Le trop parler de Dieu porte ſouuent dommage,
Et longues ſont les mains des Princes & des Rois.
Ne t’attache à qui peult, ſi ſa fureur l’allume,
Venger d’un coup d’eſpee un petit traict de plume,
Mais preſſe, comme on dit, ta leure auec le doy.
Ceulx que de tes bons motz tu uois paſmer de rire,
Si quelque oultrageux fol t’en ueult faire deſdire,
Ce ſeront les premiers à ſe mocquer de toy.
142
Couſin, parle touſiours des uices en commun,
Et ne diſcours iamais d’affaires à la table,
Mais ſur tout garde toy d’eſtre trop ueritable,
Si en particulier tu parles de quelqu’un.
Ne commets ton ſecret à la foy d’un chacun,
Ne dy rien qui ne ſoit pour le moins uray-ſemblable:
Si tu ments, que ce ſoit pour choſe profitable,
Et qui ne tourne point au deshonneur d’aucun.
Sur tout garde toy bien d’eſtre double en paroles,
Et n’uſe ſans propos de fineſſes friuoles,
Pour acquerir le bruit d’estre bon courtiſan.
L’artifice caché c’eſt le uray artifice:
La ſouris bien ſouuent perit par ſon indice,
Et ſouuent par ſon art ſe trompe l’artiſan.
143
Bizet, i’aymerois mieulx faire un bœuf d’un formy,
Ou faire d’une mouſche un Indique Elephant,
Que le bon heur d’autruy par mes uers eſtoufant,
Me faire d’un chaſcun le publiq ennemy.
Souuent pour un bon mot on perd un bon amy,
Et tel par ſes bons motz croit (tant il eſt enfant)
S’eſtre mis ſur la teſte un chapeau triomphant,
A qui mieulx euſt ualu eſtre bien endormy.
La louange (Bizet) eſt facile à chacun,
Mais la Satyre n’eſt un ouurage commun:
C’eſt, trop plus qu’on ne penſe, un œuure induſtrieux.
Il n’eſt rien ſi faſcheux qu’un brocard mal plaiſant,
Et faut bien (comme on dit) bien dire en meſdiſant,
Veu que le louer meſme eſt ſouuent odieux.
144
Gordes, ie ſçaurois bien faire un conte à la table,
Et ſ’il eſtoit beſoing contrefaire le ſourd:
I’en ſçaurois bien donner, & faire à quelque lourd
Le uray reſembler faulx, & le faulx ueritable.
Ie me ſçaurois bien rendre à chaſcun accointable,
Et façonner mes mœurs aux mœurs du temps qui court:
Ie ſçaurois bien preſter (comme on dit à la Court)
Aupres d’un grand ſeigneur quelque œuure charitable.
Ie ſçaurois bien encor', pour me mettre en auant,
Vendre de la fumee à quelque pourſuyuant,
Et pour eſtre employé en quelque bon affaire,
Me feindre plus ruzé cent fois que ie ne ſuis:
Mais ne le uoulant point (Gordes) ie ne le puis,
Et ſi ne blaſme point, ceulx qui le ſçauent faire!
145
Tu t’abuſes (Belleau) ſi pour eſtre ſçauant,
Sçauant & uertueux, tu penſes qu’on te priſe:
Il fault (comme lon dit) eſtre homme d’entrepriſe,
Si tu ueulx qu’à la Court on te pouſſe en auant.
Ces beaux noms de uertu, ce n’eſt rien que du uent.
Donques, ſi tu es ſage, embraſſe la feintiſe,
L’ignorance, l’enuie, auec la conuoitiſe:
Par ces artz iuſqu’au ciel on monte bien ſouuent.
La ſcience à la table eſt des ſeigneurs priſée,
Mais en chambre (Belleau) elle ſert de riſée:
Garde, ſi tu m’en crois, d’en acquerir le bruit.
L’homme trop uertueux deſplait au populaire:
Et n’eſt-il pas bien fol qui ſ’efforçant de plaire,
Se meſle d’un meſtier que tout le monde fuit?
146
Souuent nous faiſons tort nous meſme’ à noſtre ouurage,
Encor' que nous ſoyons de ceulx qui font le mieulx:
Soit par trop quelquefois contrefaire les uieux,
Soit par trop imiter ceulx qui ſont de noſtre aage.
Nous oſtons bien ſouuent aux princes le courage
De nous faire du bien: nous rendant odieux,
Soit pour en demandant eſtre trop ennuyeux,
Soit pour trop nous louant aux autres faire oultrage.
Et puis, nous nous plaignons de uoir noſtre labeur
Veuf d’applaudiſſement, de grace, & de faueur,
Et de ce que chacun à ſon œuure ſouhaite.
Bref, loue qui uouldra ſon art, & ſon mestier,
Mais ceſtui-là (Morel) n’eſt pas mauuais ouurier,
Lequel ſans eſtre fol, peult eſtre bon poëte.
147
Ne te faſche (Ronſard) ſi tu uois par la France
Fourmiller tant d’eſcripts: ceulx qui ont merité
D’estre aduouez pour bons de la posterité,
Portent leur ſauf-conduit & lettre d’aſſeurance.
Tout œuure qui doit uiure, il a dès ſa naiſſance
Vn Dȩmon qui le guide à l’immortalité:
Mais qui n’a rencontré telle natiuité,
Comme fruict abortif, n’a iamais accroiſſance.
Virgile eut ce Dȩmon, & l’eut Horace encor’,
Et tous ceulx qui du temps de ce bon ſiècle d’or
Estoient tenuz pour bons: les autres n’ont plus uie.
Qu’eußions-nous leurs eſcripts, pour uoir de noſtre temps
Ce qui aux anciens ſeruoit de paſſetemps,
Et quelz eſtoient les uers d’un indocte Meuie.
148
Autant comme lon peult en un autre langage
Vne langue exprimer, autant que la nature
Par l’art ſe peult monſtrer, & que par la peinture
On peult tirer au uif un naturel uiſage:
Autant exprimes-tu, & encor d’auantage
Auecques le pinceau de ta docte eſcriture,
La grace, la façon, le port, & la ſtature
De celuy, qui d’Enee a deſcrit le uoyage.
Ceſte meſme candeur, ceſte grace diuine,
Ceſte meſme doulceur, & maieſté Latine,
Qu’en ton Virgile on uoid, c’eſt celle meſme encore,
Qui Françoiſe ſe rend par ta celeſte ueine.
Des-Maſures, ſans plus, a faulte d’un Mecene,
Et d’un autre Ceſar, qui ſes uertuz honnore.
149
Vous dictes (Courtiſans) les Poëtes ſont fouls,
Et dictes uerité: mais außi dire i’oſe,
Que tels que uous ſoyez, uous tenez quelque choſe
De ceſte doulce humeur qui eſt commune à tous.
Mais celle-là (Meßieurs) qui domine ſur uous,
En autres actions diuerſement ſ’expoſe:
Nous ſommes fouls en rime, & uous l’eſtes en proſe:
C’eſt le ſeul different qu’eſt entre uous & nous.
Vray est que uous auez la Court plus fauorable,
Mais außi n’auez uous un renom ſi durable:
Vous auez plus d’honneurs, & nous moins de ſouci.
Si uous riez de nous, nous faiſons la pareille:
Mais cela qui ſe dit ſ’en uole par l’oreille,
Et cela qui ſ’eſcrit ne ſe perd pas ainſi.
150
Seigneur, ie ne ſçaurois regarder d’un bon œil
Ces uieux Singes de Court, qui ne ſçauent rien faire,
Sinon en leur marcher les Princes contrefaire,
Et ſe ueſtir, comme eulx, d’un pompeux appareil.
Si leur maiſtre ſe mocque, ilz feront le pareil,
S’il ment, ce ne ſont-eulx qui diront du contraire:
Pluſtost auront-ilz ueu, à fin de luy complaire,
La Lune en plein midy, à minuict le Soleil.
Si quelqu’un deuant eulx reçoit un bon uiſage,
Ilz le uont careſſer, bien qu’ilz creuent de rage:
S’il le reçoit mauuais, ilz le monſtrent au doy.
Mais ce qui plus contre eulx quelquefois me deſpite,
C’est quand deuant le Roy, d’un uiſage hypocrite,
Ilz ſe prennent à rire, & ne ſçauent pourquoy.
151
Ie ne te prie pas de lire mes eſcripts,
Mais ie te prie bien qu’ayant fait bonne chere,
Et ioué toute nuict aux dez, à la premiere,
Et au ieu que Venus t’a ſur tous mieulx appris,
Tu ne uiennes icy desfaſcher tes eſprits,
Pour te mocquer des uers que ie mets en lumiere,
Et que de mes eſcripts la leçon couſtumiere,
Par faulte d’entretien, ne te ſerue de riz.
Ie te priray encor, quiconques tu puiſſe' eſtre,
Qui, braue de la langue, & foible de la dextre,
De bleſſer mon renom te monſtres touiours prest,
Ne meſdire de moy: ou prendre patience,
Si ce que ta bonté me preſte en conſcience,
Tu te le uois par moy rendre à double interest.
152
Si mes eſcripts (Ronſard) ſont ſemez de ton loz,
Et ſi le mien encor' tu ne dedaignes dire,
D’eſtre enclos en mes uers ton honneur ne deſire,
Et par la ie ne cerche en tes uers estre enclos.
Laiſſons donc, ie te pry, laiſſons cauſer ces ſotz,
Et ces petits gallands, qui ne ſachant que dire,
Diſent, uoyant Ronſard & Bellay ſ’entr’eſcrire,
Que ce ſont deux muletz qui ſe grattent le doz.
Noz louanges (Ronſard) ne font tort à perſonne:
Et quelle loy defend que l’un à l’autre en donne,
Si les amis entre eulx des preſens ſe font bien?
On peult comme l’argent trafiquer la louange,
Et les louanges ſont comme lettres de change,
Dont le change & le port (Ronſard) ne couſte rien.
153
On donne les degrez au ſçauant eſcolier,
On donne les estats à l’homme de iuſtice,
On donne au courtiſan le riche benefice,
Et au bon capitaine on donne le collier:
On donne le butin au braue auanturier,
On donne à l’officier les droits de ſon office,
On donne au ſeruiteur le gaing de ſon ſeruice,
Et au docte poëte on donne le laurier.
Pourquoi donc fais-tu tant lamenter Calliope,
Du peu de bien qu’on fait à ſa gentile troppe?
Il fault (Iodelle) il fault autre labeur choiſir,
Que celuy de la Muſe, à qui ueut qu’on l’auance:
Car quel loyer ueulx-tu auoir de ton plaiſir,
Puis que le plaiſir meſme en est la recompenſe?
154
Si tu m’en crois (Baïf) tu changeras Parnaſſe
Au palais de Paris, Helicon au parquet,
Ton laurier en un ſac, & ta lyre au caquet
De ceulx qui pour ſerrer, la main n’ont iamais laſſe.
C’est à ce meſtier là, que les biens on amaſſe,
Non à celuy des uers, ou moins y a d’acquêt,
Qu’au meſtier d’un boufon, ou celui d’un naquet.
Fy du plaiſir (Baïf) qui ſans profit ſe paſſe.
Laiſſons donq, ie te pry, ces babillardes Sœurs,
Ce cauſeur Apollon, & ces uaines doulceurs,
Qui pour tout leur treſor n’ont que des lauriers uerds.
Aux choſes de profit, ou celles qui font rire,
Les grands ont auiourdhuy les oreilles de cire,
Mais ilz les ont de fer pour eſcouter les uers.
155
Thiard, qui as changé en plus graue eſcriture
Ton doulx ſtile amoureux: Thiard, qui nous as fait
D’un Petrarque un Platon, & ſi rien plus parfait
Se trouue que Platon, en la meſme nature:
Qui n’admire du ciel la belle architecture,
Et de tout ce qu’on uoid les cauſes & l’effect,
Celuy urayment doit eſtre un homme contrefait,
Lequel n’a rien d’humain, que la ſeule figure.
Contemplons donc (Thiard) ceſte grand uoulte ronde,
Puis que nous ſommes faits à l’exemple du monde:
Mais ne tenons les yeux ſi attachez en hault,
Que pour ne les baiſſer quelquefois uers la terre,
Nous ſoyons en danger, par le hurt d’une pierre,
De nous bleſſer le pied, ou de prendre le ſault.
156
Par ſes uers Teïens Belleau me fait aymer
Et le uin, & l’amour: Baïf, ta challemie
Me fait plus qu’une royne une ruſtique amie,
Et plus qu’une grand' uille un uillage eſtimer.
Le docte Pelletier fait mes flancs emplumer,
Pour uoler iuſqu’au ciel auec ſon Vranie:
Et par l’horrible effroy d’une eſtrange armonie
Ronſard de pié en cap hardi me fait armer.
Mais ie ne ſçay comment ce Dȩmon de Iodelle
(Dȩmon eſt-il urayment, car d’une uoix mortelle
Ne ſortent point ſes uers) tout ſoudain que ie l’oy,
M’aiguillonne, m’eſpoingt, m’eſpouuante, m’affolle,
Et comme Apollon fait de ſa preſtreſſe folle,
A moymeſmes m’oſtant, me rauit tout à ſoy.
157
En ce pendant (Clagny) que de mil argumens
Variant le deſſeing du royal edifice,
Tu uas renouuelant d’un hardy frontiſpice
La ſuperbe grandeur des plus uieux monumens,
Auec d’autres compaz & d’autres instrumens,
Fuyant l’ambition, l’enuie, & l’auarice,
Aux Muſes ie bastis, d’un nouuel artifice
Vn palais magnifique à quatre appartemens.
Les Latines auront un ouurage Dorique
Propre à leur grauité, les Grecques un Attique
Pour leur naifueté, les Françoiſes auront
Pour leur graue doulceur une œuure Ionienne,
D’ouurage elabouré à la Corinthienne
Sera le corps d’hoſtel, ou les Thuſques ſeront.
158
De ce royal palais que baſtiront mes doigts,
Si la bonté du Roy me fournit de matiere,
Pour rendre ſa grandeur & beauté plus entiere,
Les ornemens ſeront de traicts & d’arcs turquois.
Là d’ordre flanc à flanc ſe uoyront tous noz Rois,
Là ſe uoyra maint Faune, & Nymphe paſſagere:
Sur le portail ſera la Vierge foreſtiere,
Auecques ſon croiſſant, ſon arc, & ſon carquois.
L’appartement premier Homere aura pour marque,
Virgile le ſecond, le troiſieme Petrarque,
Du ſurnom de Ronſard le quatrieme on dira.
Chacun aura ſa forme & ſon architecture,
Chacun ſes ornemens, ſa grace & ſa peinture,
Et en chacun (Clagny) ton beau nom ſe lira.
159
De uostre Dianet (de uoſtre nom i’appelle
Voſtre maiſon d’Anet) la belle architecture,
Les marbres animez, la uiuante peinture,
Qui la font eſtimer des maiſons la plus belle:
Les beaux lambriz dorez, la luiſante chappelle,
Les ſuperbes dongeons, la riche couuerture,
Le iardin tapißé d’eternelle uerdure,
Et la uiue fontaine à la ſource immortelle:
Ces ouurages (Madame) à qui bien les contemple,
Rapportant de l’antiqu’ le plus parfait exemple,
Monstrent un artifice, & deſpenſe admirable.
Mais ceſte grand’ doulceur iointe à ceſte haulteſſe,
Et cet Aſtre benin ioint à ceſte ſageſſe,
Trop plus que tout cela uous font emerueillable.
160
Entre tous les honneurs, dont en France eſt cogneu
Ce renommé Bertran, des moindres n’eſt celuy
Que luy donne la Muſe, & qu’on diſe de luy,
Que par luy un Salel ſoit riche deuenu.
Toy donc, à qui la France a des-ia retenu
L’un de ſes plus beaux lieux, comme ſeul auiourdhuy
Ou les arts ont fondé leur principal appuy,
Quand au lieu qui t’attend tu ſeras paruenu,
Fay que de ta grandeur ton Magny ſe reſente,
A fin que ſi Bertran de ſon Salel ſe uante,
Tu te puiſſes außi de ton Magny uanter.
Tous deux ſont Quercinous, tous deux bas de ſtature,
Et ne ſeroyent pas moins ſemblables d’eſcriture,
Si Salel auait ſceu plus doulcement chanter.
161
Prelat, à qui les cieulx ce bon heur ont donné,
D’eſtre aggreable aux Rois: Prelat, dont la prudence
Par les degrez d’honneur a mis en euidence,
Que pour le bien publiq' Dieu t’auoit ordonné:
Prelat, ſur tous prelatz ſage & bien fortuné,
Prelat, garde des loix, & des ſeaulx de la France,
Digne que ſur ta foy repoſe l’aſſeurance
D’un Roy le plus grand Roy qui fut onq' couronné:
Deuant que t’auoir ueu i’honnorois ta ſageſſe,
Ton ſçauoir, ta uertu, ta grandeur, ta largeſſe,
Et ſi rien entre nous ſe doit plus honnorer:
Mais ayant eſprouué ta bonté nompareille,
Qui ſouuent m’a preſté ſi doulcement l’oreille,
Ie ſouhaite qu’un iour ie te puiſſe adorer.
162
Apres ſ’eſtre baſty ſur les murs de Carthage
Vn ſepulchre eternel, Scipion irité
De uoir à ſa uertu ingrate ſa cité,
Se banit de ſoymeſme en un petit uillage.
Tu as fait (Oliuier) mais d’un plus grand courage,
Ce que fit Scipion en ſon aduerſité,
Laiſſant, durant le cours de ta felicité
La Court, pour uiure à toy le reſte de ton aage.
Le bruit de Scipion maint corſaire attiroit
Pour contempler celuy que chaſcun admiroit,
Bien qu’il fuſt retiré en ſon petit Linterne.
On te fait le ſemblable: admirant ta uertu,
D’auoir laißé la Court, & ce monſtre teſtu,
Ce peuple qui reſemble à la beſte de Lerne.
163
Il ne faut point (Duthier) pour mettre en euidence
Tant de belles uertus qui reluiſent en toy,
Que ie te rende icy l’honneur que ie te doy,
Celebrant ton ſçauoir, ton ſens, & ta prudence.
Le bruit de ta uertu eſt tel, que l’ignorance
Ne le peult ignorer: & qui loue le Roy,
Il fault qu’il loue encor' ta prudence, & ta foy:
Car ta gloire eſt coniointe à la gloire de France.
Ie diray ſeulement que depuis noz ayeux
La France n’a point ueu un plus laborieux
En ſa charge que toy, & qu’autre ne ſe treuue
Plus courtois, plus humain, ne qui ait plus de ſoing
De ſecourir l’amy à ſon plus grand beſoing.
I’en parle ſeurement, car i’en ay fait l’eſpreuue.
164
Combien que ton Magny ait la plume ſi bonne,
Si prendrois-ie auec luy de tes uertus le ſoing,
Sachant que Dieu, qui n’a de noz preſens beſoing,
Demande les preſens de plus d’une perſonne.
Ie dirois ton beau nom, qui de luy meſme ſonne
Ton bruit parmy la France, en Itale, & plus loing:
Et dirois que Henry eſt luy meſme teſmoing,
Combien un Auanſon auance ſa couronne.
Ie dirois ta bonté, ta iuſtice, & ta foy,
Et mille autres uertus qui reluiſent en toy,
Dignes qu’un ſeul Ronſard les ſacre à la Memoire:
Mais ſentant le ſoucy qui me preſſe le doz,
Indigne ie me ſens de toucher à ton loz,
Sachant que Dieu ne ueult qu’on prophane ſa gloire.
165
Quand ie uouldray ſonner de mon grand Auanſon
Les moins grandes uertus, ſur ma chorde plus baſſe
Ie diray ſa faconde, & l’honneur de ſa face,
Et qu’il est des neuf Sœurs le plus cher nourriſſon.
Quand ie uoudray toucher auec un plus hault ſon
Quelque plus grand' uertu, ie chanteray ſa grace,
Sa bonté, ſa grandeur, qui la iuſtice embraſſe,
Mais là ie ne mettray le but de ma chanſon.
Car quand plus hautement ie ſonneray ſa gloire,
Ie diray que iamais les filles de Memoire
Ne diront un plus ſage, & uertueux que luy,
Plus prompt à ſon deuoir, plus fidele à ſon Prince,
Ne qui mieulx ſ’accommode au regne d’auiourdhuy,
Pour ſeruir ſon Seigneur en eſtrange prouince.
166
Combien que ta uertu (Poulin) ſoit entendue
Par tout ou des François le bruit eſt entendu,
Et combien que ton nom ſoit au large eſtendu
Autant que la grand’ mer est au large eſtendue:
Si fault-il toutefois que Bellay ſ’eſuertue,
Außi bien que la mer, de bruire ta uertu,
Et qu’il ſonne de toy auec l’ærain tortu
Ce que ſonne Triton de ſa trompe tortue.
Ie diray que tu es le Tiphys du Iaſon,
Qui doit par ton moyen conquerir la toiſon,
Ie diray ta prudence, & ta uertu notoire:
Ie diray ton pouuoir qui ſur la mer ſ’eſtend,
Et que les Dieux marins te fauoriſent tant,
Que les terreſtres Dieux ſont ialoux de ta gloire.
167
Sage De-l’hoſpital, qui ſeul de noſtre France
Rabaiſſes auiourdhuy l’orgueil Italien,
Et qui nous monſtres ſeul, d’un art Horacien
Comme il faut chaſtier le uice & l’ignorance:
Si ie uoulais louer ton ſçauoir, ta prudence,
Ta uertu, ta bonté, & ce qu’est urayment tien,
A tes perfections ie n’adiouſterois rien,
Et pauure me rendroit la trop grand'abondance.
Et qui pourroit, bons Dieux, faire plus digne foy
Des rares qualitez qui reluiſent en toy,
Que ceſte autre Pallas, ornement de nostre aage?
Ainſi iuſqu’auiourdhuy, ainſi encor' uoid-on
Eſtre tant renommé le maiſtre de Platon,
Pour ce qu’il eut d’un Dieu la uoix pour teſmoignage.
168
Nature à uoſtre naiſtre heureuſement feconde,
Prodigue, uous donna tout ſon plus & ſon mieux,
Soit ceſte grand' doulceur qui luit dedans uoz yeux,
Soit ceſte maieſté diſertement faconde.
Voſtre rare uertu, qui n’a point de ſeconde,
Et uostre eſprit ailé, qui uoiſine les cieulx,
Vous ont donné le lieu le plus prochain des Dieux,
Et la plus grand’ faueur du plus grand Roy du monde.
Bref, uous auez tout ſeul tout ce qu’on peult auoir
De richeſſe, d’honneur, de grace, & de ſçauoir:
Que uoulez uous donc plus eſperer d’auantage?
Le libre iugement de la poſterité,
Qui, encor' qu’ell' aßigne au ciel uoſtre partage,
Ne uous donnera pas ce qu’auez merité.
169
La fortune (Prelat) nous uoulant faire uoir
Ce qu’elle peult ſur nous, a choiſi de notre aage
Celuy qui de uertu, d’eſprit, & de courage
S’eſtoit le mieux armé encontre ſon pouuoir.
Mais la uertu qui n’est appriſe à ſ’eſmouuoir,
Non plus que le rocher ſe meut contre l’orage,
Dontera la fortune, & contre ſon oultrage
De tout ce qui luy fault, ſe ſçaura bien pouruoir.
Comme ceſte uertu immuable demeure,
Ainſi le cours du ciel ſe change d’heure en heure.
Aidez-uous donq (Seigneur) de uous meſme au beſoing,
Et ioyeux attendez la ſaiſon plus proſpere,
Qui uous doit ramener uoſtre oncle & uoſtre frere:
Car & d’eux & de uous le ciel a pris le ſoing.
170
Ce n’est pas ſans propos qu’en uous le ciel a mis
Tant de beautez d’eſprit & de beautez de face,
Tant de royal honneur, & de royale grace,
Et que plus que cela uous eſt encor' promis.
Ce n’eſt pas ſans propos que les Deſtins amis,
Pour rabaiſſer l’orgueil de l’Eſpagnole audace,
Soit par droit d’alliance, ou ſoit par droit de race,
Vous ont par leurs arreſtz trois grands peuples ſoubmis.
Ilz ueulent que par uous la France, & l’Angleterre
Changent en longue paix l’hereditaire guerre
Qui a de pere en filz ſi longuement duré:
Ilz ueulent que par uous la belle uierge Aſtree
En ce Siecle de fer reface encor' entree,
Et qu’on reuoye encor' le beau Siecle doré.
171
Muſe, qui autrefois chantas la uerde Oliue,
Empenne tes deux flancs d’une plume nouuelle,
Et te guidant au ciel auecques plus haulte aile,
Vole ou est d’Apollon la belle plante uiue.
Laiſſe (mon cher ſouci) la paternelle riue,
Et portant deſormais une charge plus belle,
Adore ce hault nom, dont la gloire immortelle
De noſtre pole arctiqu' à l’autre pole arriue.
Loue l’eſprit diuin, le courage indontable,
La courtoiſe doulceur, la bonté charitable,
Qui ſouſtient la grandeur, & la gloire de France.
Et dy, ceſte princeſſe & ſi grande & ſi bonne,
Porte deſſus ſon chef de France la couronne:
Mais dy cela ſi hault, qu’on l’entende à Florence.
172
Digne filz de Henry, noſtre Hercule Gaulois,
Noſtre ſecond eſpoir, qui portes ſur ta face,
Retraicte au naturel, la maternelle grace,
Et grauee en ton cœur la uertu de Vallois:
Cependant que le ciel, qui ià deſſous tes loix
Trois peuples a ſoubmis, armera ton audace
D’une plus grand' uigueur, ſuy ton pere à la trace,
Et apprens à donter l’Eſpagnol, & l’Anglois.
Voicy de la uertu la penible montee,
Qui par le ſeul trauail ueult eſtre ſurmontee:
Voilà de l’autre part le grand chemin battu,
Ou au ſeiour du uice on monte ſans eſchelle.
Deçà (Seigneur) deçà, ou la uertu t’appelle,
Hercule ſe fit Dieu par la ſeule uertu.
173
La Grecque poëſie orgueilleuſe ſe uante
Du loz qu’à ſon Homere Alexandre donna,
Et les uers que Ceſar de Virgile ſonna,
La Latine auiourd’hui les chante & les rechante.
La Françoiſe qui n’eſt tant que ces deux ſçauante,
Comme qui ſon Homere & ſon Virgile n’a,
Maintient que le Laurier qui François couronna,
Baste ſeul pour la rendre à tout iamais uiuante.
Mais les uers qui l’ont miſe encor' en plus hault pris,
Sont les uoſtres, Madame, & ces diuins eſcripts
Que mourant nous laiſſa la Royne uoſtre mere.
O poëſie heureuſe, & bien digne des Rois,
De te pouuoir uanter des eſcripts Nauarrois,
Qui t’honnorent trop plus qu’un Virgile ou Homere!
174
Dans l’enfer de ſon corps mon eſprit attaché
(Et cet enfer, Madame, a esté mon abſence)
Quatre ans & d'auantage a fait la penitence
De tous les uieux forfaits dont il fut entaché.
Ores, graces aux Dieux, ore’ il eſt relaché
De ce penible enfer, & par uoſtre preſence
Reduit au premier poinct de ſa diuine eſſence,
A dechargé ſon doz du fardeau de peché:
Ores ſous la faueur de uoz graces priſees,
Il iouït du repos des beaux champs Elyſees,
Et ſi n’a uolonté d’en ſortir iamais hors.
Donques, de l’eau d’oubli ne l’abreuuez, Madame,
De peur qu’en la beuuant nouueau deſir l’enflamme
De retourner encor dans l’enfer de ſon corps.
175
Non pource qu’un grand Roy ait eſté uoſtre pere,
Non pour uoſtre degré, & royale haulteur,
Chacun de uoſtre nom ueult estre le chanteur,
Ny pource qu’un grand Roy ſoit ores uoſtre frere.
La nature, qui eſt de tous commune mere,
Vous fit naiſtre (Madame) auecques ce grand heur,
Et ce qui accompagne une telle grandeur,
Ce ſont ſouuent des dons de fortune proſpere.
Ce qui uous fait ainſi admirer d’un chaſcun,
C’eſt ce qui eſt tout uoſtre, & qu’auec uous commun
N’ont tous ceulx-là qui ont couronnes ſur leurs teſtes:
Ceste grace, & doulceur, & ce ie ne ſçay quoy,
Que quand uous ne ſeriez fille, ny ſœur de Roy,
Si uous iugeroit-on eſtre ce que uous eſtes.
176
Eſprit royal, qui prens de lumiere eternelle
Ta ſeule nourriture, & ton accroiſſement,
Et qui de tes beaux raiz en noſtre entendement
Produis ce hault deſir, qui au ciel nous r'appelle,
N’apperçois-tu combien par ta uiue eſtincelle
La uertu luit en moy? n’as-tu point ſentiment
Par l’œil, l’ouïr, l’odeur, le gouſt, l’attouchement,
Que ſans toy ne reluit choſe aucune mortelle?
Au ſeul obiect diuin de ton image pure
Se meut tout mon penſer, qui par la ſouuenance
De ta haulte bonté tellement ſe r'aſſure,
Que l’ame & le uouloir ont pris meſme aſſeurance
(Chaſſant tout appetit & toute uile cure)
De retourner au lieu de leur premiere eſſence.
177
Si la vertu, qui eſt de nature immortelle,
Comme immortelles ſont les ſemences des cieulx,
Ainſi qu’à noz eſprits, ſe monſtroit à noz yeux,
Et noz ſens hebetez eſtoient capables d’elle,
Non ceulx-là ſeulement qui l’imaginent telle,
Et ceulx auſquelz le uice eſt un monſtre odieux,
Mais on uerroit encor les meſmes uicieux
Eſpris de ſa beauté, des beautez la plus belle.
Si tant aymable donc ſeroit ceſte vertu
A qui la pourroit uoir, Vineus, t’esbahis-tu
Si i’ay de ma Princeſſe au cœur l’image empreinte?
Si ſa uertu i’adore, & ſi d’affection
Ie parle ſi ſouuent de ſa perfection,
Veu que la uertu meſme en ſon uiſage eſt peinte?
178
Quand d’une doulce ardeur doulcement agité
I’uſerois quelque fois en louant ma Princeſſe
Des termes d’adorer, de celeſte, ou deeſſe,
Et ces tiltres qu’on donne à la Diuinité,
Ie ne craindrois (Melin) que la posterité
Appellaſt pour cela ma Muſe flatereſſe:
Mais en louant ainſi ſa royale haulteße,
Ie craindrois d’offenſer ſa grande humilité.
L’antique uanité auecques telz honneurs
Souloit idolatrer les Princes & Seigneurs:
Mais le Chrestien, qui met ces termes en uſage,
Il n’eſt pas pour cela idolatre ou flateur:
Car en donnant de tout la gloire au Createur,
Il loue l’ouurier meſme, en louant ſon ouurage.
179
Voyant l’ambition, l’enuie, & l’auarice,
La rancune, l’orgueil, le deſir aueuglé,
Dont cet aage de fer de uices tout rouglé
A uiolé l’honneur de l’antique iuſtice:
Voyant d’une autre part la fraude, la malice,
Le procez immortel, le droit mal conſeillé:
Et uoyant au milieu du uice dereiglé
Ceſte royale fleur, qui ne tient rien du uice,
Il me ſemble (Dorat) uoir au ciel reuolez
Des antiques uertuz les eſcadrons ailez
N’ayans rien delaißé de leur ſaiſon doree
Pour reduire le monde à ſon premier printemps,
Fors ceſte Marguerite, honneur de noſtre temps,
Qui, comme l’eſperance, eſt ſeule demeuree.
180
De quelque autre ſubiect, que i’eſcriue, Iodelle,
Ie ſens mon cœur tranſi d’une morne froideur,
Et ne ſens plus en moy ceſte diuine ardeur,
Qui t’enflamme l’eſprit de ſa uiue eſtincelle.
Seulement quand ie ueulx toucher le loz de celle,
Qui eſt de noſtre ſiecle & la perle, & la fleur,
Ie ſens reuiure en moy ceſte antique chaleur,
Et mon eſprit laßé prendre force nouuelle.
Bref, ie ſuis tout changé, & ſi ne ſçay comment,
Comme on uoid ſe changer la uierge en un moment,
A l’approcher du Dieu qui telle la fait eſtre.
D’ou uient cela, Iodelle? il uient, comme ie croy,
Du ſubiect, qui produict naïuement en moy
Ce que par art contraint les autres y font naiſtre.
181
Ronſard, i’ay ueu l’orgueil des Coloſſes antiques,
Les theatres en rond ouuers de tous coſtez,
Les colomnes, les arcz, les haults temples uoultez,
Et les ſommets pointus des carrez obeliſques.
I’ay ueu des Empereurs les grands thermes publiques,
I’ay ueu leurs monuments que le temps a dontez,
I’ay ueu leurs beaux palais que l’herbe a ſurmontez,
Et des uieux murs Romains les poudreuſes reliques.
Bref, i’ay ueu tout cela que Rome a de nouueau,
De rare, d’excellent, de ſuperbe, & de beau:
Mais ie n’y ay point ueu encores ſi grand' choſe
Que ceſte Marguerite, ou ſemble que les cieulx,
Pour effacer l’honneur de tous les ſiecles uieux,
De leurs plus beaux preſens ont l’excellence encloſe.
182
Ie ne ſuis pas de ceulx qui robent la louange,
Fraudant indignement les hommes de ualeur,
Ou qui changeant le noir à la blanche couleur
Sçauent, comme l’on dit, faire d’un diable un ange.
Ie ne fay point ualoir, comme un treſor eſtrange,
Ce que uantent ſi hault noz marcadants d’honneur,
Et ſi ne cherche point que quelque grand ſeigneur
Me baille pour des uers des biens en contr’ eſchange.
Ce que ie quiers (Gournay) de ceſte ſœur de Roy,
Que i’honnore, reuere, admire comme toy,
C’est que de la louer ſa bonté me diſpenſe,
Puis qu’elle est de mes uers le plus louable obiect:
Car en louant (Gournay) ſi louable ſubiect,
Le loz que ie m’acquiers, m’eſt trop grand’ recompenſe.
183
Morel, quand quelquefois ie perds le temps à lire
Ce que font auiourdhuy noz trafiqueurs d’honneurs,
Ie ry de uoir ainſi deſguiſer ces Seigneurs,
Deſquelz (comme lon dit) ilzs font comme de cire.
Et qui pourroit, bons dieux, ſe contenir de rire
Voyant un corbeau peint de diuerſes couleurs,
Vn pourceau couronné de roſes & de fleurs,
Ou le portrait d’un aſne accordant une lyre?
La louange, à qui n’a rien de louable en ſoy,
Ne ſert que de le faire à tous monſtrer au doy,
Mais elle est le loyer de cil qui la merite.
C’eſt ce qui fait (Morel) que ſi mal uolontiers
Ie dy ceulx, dont le nom fait rougir les papiers,
Et que i’ay ſi frequent celuy de Marguerite.
184
Celuy qui de plus pres attaint la Deité,
Et qui au ciel (Bouiu) uole de plus haulte aile,
C’est celuy qui ſuiuant la uertu immortelle,
Se ſent moins du fardeau de noſtre humanité.
Celui qui n’a des Dieux ſi grand felicité,
L’admire toutefois comme une choſe belle,
Honnore ceulx qui l’ont, ſe monſtre amoureux d’elle,
Il a le ſecond ranc, ce ſemble, merité.
Comme au premier ie tends d’aile trop foible & baſſe,
Ainſi ie penſe auoir au ſecond quelque place:
Et comment puis-ie mieulx le ſecond meriter,
Qu’en louant ceſte fleur, dont le uol admirable,
Pour gaigner du premier le lieu plus honnorable,
Ne laiſſe rien icy qui la puiſſe imiter?
185
Quand ceſte belle fleur premierement ie uey,
Qui nostre aage de fer de ſes uertus redore,
Bien que ſa grand’ ualeur ie ne cognoiſſe encore,
Si fus-ie en la uoyant de merueille rauy.
Depuis ayant le cours de fortune ſuiuy
Ou le Tybre tortu de iaune ſe colore,
Et uoyant ces grands Dieux que l’ignorance adore,
Ignorans, uicieux, & meſchans à l’enuy:
Alors (Forget) alors ceſte erreur ancienne,
Qui n’auoit bien cogneu ta Princeſſe & la mienne,
La uenant à reuoir, ſe deßilla les yeux:
Alors ie m’apperceu qu’ignorant ſon merite
I’auois, ſans la cognoiſtre, admiré Marguerite,
Comme, ſans les cognoiſtre, on admire les cieux.
186
La ieuneſſe (Du-Val) iadis me fit eſcrire
De ceſt aueugle archer, qui nous aueugle ainſi:
Puis faſché de l’Amour, & de ſa mere außi,
Les louanges des Rois i’accorday ſur ma lyre.
Ores ie ne ueulx plus tels argumens eſlire,
Ains ie ueulx comme toy poingt d’un plus hault ſouci,
Chanter de ce grand Roy, dont le graue ſourci
Fait trembler le celeste & l’infernal empire.
Ie ueulx chanter de Dieu, mais pour bien le chanter,
Il fault d’un auant-ieu ſes louanges tenter,
Louant, non la beaulté de ceſte maſſe ronde,
Mais ceſte fleur, qui tient encor' un plus beau lieu:
Car comme elle eſt ( Du-ual) moins parfaite que Dieu,
Außi l’eſt-elle plus que le reſte du monde.
187
Bucanan, qui d’un uers aux plus uieux comparable
Le ſurnom de Sauuage oſtes à l’Eſcoſſois,
Si i’auois Apollon facile en mon François,
Comme en ton Grec tu l’as, & Latin fauorable,
Ie ne ferois monter, ſpectacle miſerable,
Deſſus un echafault les miſeres des Rois,
Mais ie rendrois par tout d’une plus doulce uoix
Le nom de Marguerite aux peuples admirable:
Ie dirois ſes uertus & dirois que les cieux,
L’ayant fait naiſtre icy d’un temps ſi uicieux
Pour eſtre l’ornement, & la fleur de ſon aage,
N’ont moins en ceſt endroit demonſtré leur ſçauoir,
Leur pouuoir, leur uertu, que les Muſes d’auoir
Fait naiſtre un Bucanan de l’Ecoſſe ſauuage.
188
Paſchal, ie ne ueulx point Iuppiter aſſommer,
Ny, comme fit Vulcan, luy rompre la ceruelle,
Pour en tirer dehors une Pallas nouuelle,
Puis qu’on ueult de ce nom ma Princeſſe nommer.
D’un effroyable armet ie ne la ueulx armer,
Ny de ce que du nom d’une cheure on appelle,
Et moins pour auoir ueu ſa Gorgonne cruelle,
Veulx-ie en nouueaux cailloux les hommes transformer.
Ie ne ueulx deſguiſer ma ſimple poëſie
Sous le maſque emprunté d’une fable moiſie,
Ny ſouiller un beau nom de monſtres tant hideux:
Mais ſuiuant, comme toy, la ueritable hiſtoire,
D’un uers non fabuleux ie ueulx chanter ſa gloire
A nous, à noz enfans, & ceulx qui naiſtront d’eulx.
189
Ce-pendant (Pelletier) que deſſus ton Euclide
Tu monſtres ce qu’en uain ont tant cherché les uieux,
Et qu’en deſpit du uice, & du ſiecle enuieux
Tu te guindes au ciel comme un ſecond Alcide:
L’amour de la uertu, ma ſeule & ſeure guide,
Comme un cygne nouueau me conduit uers les cieux,
Et en deſpit d’enuie, & du temps uicieux,
Ie rempliz d’un beau nom ce grand eſpace vuyde.
Ie uoulois, comme toy, les uers abandonner,
Pour à plus hault labeur plus ſage m’addonner:
Mais puis que la uertu à la louer m’appelle,
Ie ueulx de la uertu les honneurs raconter:
Auecques la uertu ie ueulx au ciel monter.
Pourrois-ie au ciel monter auecques plus haulte aile?
190
Deſſous ce grand François, dont le bel aſtre luit
Au plus beau lieu du ciel, la France fut enceincte
Des lettres & des arts, & d’une troppe ſaincte
Que depuis ſous Henry feconde elle a produict:
Mais elle n’eut plus-toſt fait monſtre d’un tel fruict,
Et plus-toſt ce beau part n’eut la lumière attaincte,
Que ie ne ſçay comment ſa clairté fut eſtaincte,
Et uid en meſme temps & ſon iour & ſa nuict.
Helicon eſt tary, Parnaſſe eſt une plaine,
Les lauriers ſont ſeichez, & France autrefois pleine
De l’eſprit d’Apollon, ne l’eſt plus que de Mars.
Phœbus ſ’en fuit de nous, & l’antique ignorance
Sous la faueur de Mars retourne encore en France,
Si Pallas ne defend les lettres & les arts.
191
Sire, celuy qui eſt, a formé toute eſſence
De ce qui n’eſtoit rien. c’eſt l’œuure du Seigneur:
Außi tout honneur doit fleſchir à ſon honneur,
Et tout autre pouuoir ceder à ſa puiſſance.
On uoid beaucoup de Rois, qui ſont grands d’apparence:
Mais nul, tant il ſoit grand, n’aura iamais tant d’heur
De pouuoir à la uoſtre egaler ſa grandeur:
Car rien n’eſt apres Dieu ſi grand qu’un Roy de France.
Puis donc que Dieu peult tout, & ne ſe trouue lieu
Lequel ne ſoit enclos ſous le pouuoir de Dieu,
Vous, de qui la grandeur de Dieu ſeul eſt encloſe,
Elargiſſez encor ſur moy uoſtre pouuoir,
Sur moy, qui ne ſuis rien: à fin de faire uoir
Que de rien un grand Roy peult faire quelque choſe.
FIN.
EXTRAIT DV PRIVILEGE DV ROY.
Il eſt permis à Federic Morel Imprimeur & Libraire en l'Vniuerſité de Paris, d'imprimer & uendre ce preſent liure intitulé, Les Regrets & autres oeuurcs poétiques de IOACHIM DVBELLAY. Et défendu treſexpreſſement de par le Roy à tous autres Imprimeurs & Libraires de imprimer ne expoſer en uente d'autre impreſsion (ny meſme de la ſienne, ſans ſon conſentement) ledict liure, & autres œuures poetiques dudict autheur imprimees par ledict Morel : Et ce, ſur peine de confiſcation des liures, & d'amēde arbitraire enuers le Roy, l'autheur, & ledict Imprimeur. Ainſi que plus amplemēt il appert par le Priuilege octroyé audict DVBELLAY, Dōné à Paris le XVII iour de Ianuier, Mil cinq cens cinquante ſept:
Signé DVTHIER.[2]